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Before we go de Jorge Léon

Publié le 01/05/2014 par Dimitra Bouras et Tom Sohet / Catégorie: Entrevue

Jorge Ln nous reçoit dans la salle de montage que le Centre de l’Audiovisuel à Bruxelles (CBA) a mis à sa disposition ainsi qu’à sa monteuse, Marie-Hélène Mora. On les interrompt dans leur travail de construction pour en savoir un peu plus sur ce film en gestation.

Before we go est l'expérience filmée de la rencontre entre des personnes en fin de vie, atteintes de maladies incurables et des artistes chorégraphes, sur la scène et dans les ateliers de l’Opéra de la Monnaie. Jorge Ln nous dévoile le processus de mise en place du film, sa démarche et son impact, chez lui et auprès des protagonistes. La frontière entre le documentaire et la fiction se traverse aussi simplement que celle qui sépare la vie de la mort. Mais au contraire de celle-ci, le passage se fait dans les deux sens, et à répétition.

Parole recueillie.

L'atelier de création au centre de soins palliatifs

J'ai mené, pendant plusieurs années, un atelier de création avec des résidents d'un centre de soins palliatifs. Ces personnes sont condamnées, et savent que la maladie va bientôt avoir le dessus. Les responsables du centre m'ont proposé de réaliser un livre qui tenterait de faire connaître cet endroit très particulier. Après réflexion, nous avons décidé de faire des portraits photographiques de chacun des patients et de mettre en scène ce qu'ils auraient aimé être si c'était à refaire. Cela donnera lieu à un livre d'ici la fin de l'année. Parallèlement à cela, l’idée d’un film a germé.
Je leur ai proposé d'explorer ce qu’ils savaient de la mort- et que je ne savais pas-, à travers des ateliers d'expression artistique. C'était très libérateur pour eux. Ces questions-là sont souvent taboues pour les gens sains et elles le deviennent aussi pour les gens malades. Il y a de l'appréhension. Ce que j'ai découvert, c'est qu'en ouvrant la porte aux échanges, ils venaient avec du matériel très intéressant, très intime. Ça a pris des années, certains sont décédés, d'autres étaient trop faibles pour suivre le travail. Finalement, on s'est retrouvé avec un petit groupe de trois personnes, les trois personnages qui apparaissent dans le film, Lydia, Noël et Michel.
Je ne voulais pas d'un film ancré dans l'espace thérapeutique, j'avais envie de les emmener quelque part, de les considérer comme des migrants, des gens qui quittent leur lieu de vie pour aller ailleurs, qui traversent une frontière non pas territoriale, mais plutôt symbolique.

L'opéra de la Monnaie

Cet « ailleurs », l'espace de représentation, c'est l'opéra de la Monnaie. Ce qui m'intéressait, c'était la Monnaie comme espace de création et aussi de représentation. C'est un opéra qui possède énormément d'ateliers : là où l'on crée les costumes, où l'on fait les maquillages, les artifices, etc. C'est une fourmilière peuplée de gens formidables, des artisans qui continuent au quotidien de travailler au service de la création.

Les patients ont rencontré des artistes, qui sont également des amis. J'ai créé des couples par intuition, entre malade et artiste. Très vite, cette frontière a explosé… N'étaient pas malades ceux qu'on pensait. Un dialogue très intime s'est installé entre eux. Je pense que c'est lié à un sentiment d'urgence. Je ne sais pas ce qu’il s'est passé, mais ce tournage a été de l'ordre du miracle pour moi.
Je n'ai jamais vécu une expérience aussi forte, aussi intense. Le travail de montage que nous sommes en train de réaliser est un réel défi. Je dois essayer d'être à la hauteur de ce que j'ai reçu, de ce que l'équipe a donné pendant le tournage.On est dans une démarche documentaire très concrète - parce qu'on est là pour capter quelque chose du présent au moment où ça se passe - et en même temps, ce présent-là est le résultat d'un travail en amont. On était dans un processus créatif permanent. La création avait lieu à la fois face caméra et derrière et autour de la caméra. L'équipe était en mouvement constant. Il y avait des choses qui étaient prévues, d'autres qui ne l'étaient pas du tout. Nous étions tous dans un état de disponibilité totale pour réaliser ce qui était planifié, mais aussi pour capter ce qui arrivait sur le moment. C'est peut-être abstrait ce que je raconte, mais ça se traduit par des images, des sons, de la danse, des chants, par des mouvements de caméra, par de la lumière,...

L'idée était de filmer la découverte du lieu, l'exploration des ateliers, la rencontre avec les artistes et voir ce que cette rencontre générait dans l'espace-temps que le cinéma propose, c'est-à-dire deux semaines de tournage. Certaines personnes travaillaient par exemple isolément et puis, tout d'un coup, l'équipe arrivait et on filmait. Il y avait quelque chose de l'ordre de l'atelier, tel que je l'ai toujours rêvé, c'est-à-dire un espace de travail constant où les gens échangent, proposent, offrent avec, comme toile de fond, les thèmes de la mort et de l'amour, ceux-là mêmes que l'opéra propose depuis toujours.

Comment travailler le vivant lorsqu'on est confronté à des questions de fin de vie ?

Comment cela nous habite t-il ? Quelles sont les représentations qu'on se fait ? Ça reste un tabou. Mais osez représenter la mort est libérateur, et c'est ce que ces personnes font. Elles osent jusqu'à mettre en scène leur départ, ce qui devrait être la fin du film.

Ce sont des personnes à qui l’on a dit : « La médecine ne peut plus rien pour vous ». J'avais l'impression que cette nouvelle-là les plaçait dans un espace autre que celui dans lequel j'évoluais. C'est comme s'ils étaient détenteurs d'un savoir qui n'est pas du tout intellectuel, mais plutôt sensible. Je pense que cette nouvelle génère quelque chose de radical qu'ils ont tenté de mettre en forme. Ce savoir, c'est aussi savoir que le moindre geste prend toute son importance, qu'une étreinte est peut-être l'étreinte d'une vie, qu'un chant peut être le résumé d'un parcours.

L’échange n'a pas été unilatéral, il n'y a pas eu de condescendance de la part d'artistes talentueux qui offriraient leur savoir-faire à des gens malades. Les chorégraphes(l’Américaine Meg Stuart, le Canadien Benoît Lachambre et la Néo Zélandaise Simone Aughterlony) ont été totalement bouleversés. Les images le disent. On se situe vraiment dans une expérience limite, où il y a beaucoup de vie. Chacun vient avec sa personnalité, son bagage.

L’enjeu du film est d’articuler ces différentes interventions et d’en faire quelque chose qui tienne sur la durée.

On pourrait presque parler de trois actes :
le premier où ils quittent leurs lieux de vie, le deuxième où ils arrivent à la Monnaie, et le troisième où ils nous quittent.
Je savais, dès le départ, que je voulais créer cette migration. Je voulais qu’il y ait un sentiment de traversée. Je voulais que ces gens travaillent et développent les choses ensemble. Après, il y a eu des découvertes par rapport à la forme. Heureusement, ça a été bien plus riche que ce que j’avais envisagé au départ…

Vraiment, c’est un flottement entre la fiction et le documentaire. Il y avait des choses qui étaient très mises en place et d’autres qui étaient déjà là, dans les décors de l’atelier. Il y a aussi des musiciens qui sont venus, Georges Van Dam qui est violoniste, et Walter Hus. Ils sont au travail, on les filme créant leurs partitions, jouant certains morceaux. On est tout le temps dans la dimension du travail. Avant de voir une scène, souvent on voit comment elle a été réalisée, les techniciens qui s’activent. On n’est pas du tout dans un film explicatif qui a pour enjeux de montrer un processus de création. Le film n’aboutit pas sur un spectacle, c’est le film lui-même qui sera, d’une certaine façon, l’espace de la représentation.

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