Cette année, dans les cinémas en Belgique, l’événement de l’automne est flamand. Il s’appelle Ben X. Début octobre, alors qu’il n’était distribué que dans les salles du nord du pays, le film de Nic Balthazar s'est hissé à la première place du box-office national, au nez et à la barbe de Jason Bourne et des autres blockbusters américains. En Belgique francophone, on triomphe quand un de nos films dépasse les 10.000 entrées. Ben X, lui, a passé allégrement la barre des 100.000 spectateurs en deux semaines sur la Flandre. Et la chose n’est pas inhabituelle au nord du pays. D’autres productions, comme De Zaak Alzheimer, y ont déjà attiré la toute grande foule. Ce qui, par contre, est moins habituel, c’est la reconnaissance critique internationale dont peut également se prévaloir le film. Il a trusté les récompenses dans les festivals, de Montréal à Abu Dhabi, et si c’est à lui que revient de défendre les espoirs belges dans la redoutable compétition des Oscars, ce n’est pas non plus le fait du hasard.
Ben X de Nic Balthazar
Le phénomène venu du nord
Le film fait le tour des séances scolaires, accueilli partout avec émotion, suscitant la réflexion et le débat (votre serviteur en a été le témoin lors de la séance qui a suivi la présentation du film au Festival de Namur). Car contrairement à De Zaak Alhzeimer, Ad Fundum ou d’autres productions à succès du nord du pays, Ben X n’est pas qu’un divertissement du samedi soir. Il entend attirer l’attention sur des problèmes bien d’actualité : le mal être de la jeunesse, l’estompement des valeurs dans un monde en constante mutation, la relation aux medias, les difficultés posées par l’avènement des réalités virtuelles, le droit à la différence, le harcèlement scolaire, le suicide des jeunes. Ce qui donne un film dur, parfois insoutenable, mais qui, doté d’une pêche d’enfer, touche au cœur.
Pourtant, fidèle à sa politique habituelle, le distributeur flamand Kinépolis a snobé le public wallon à l’occasion de sa sortie. Ce n’est qu'à partir de fin octobre que le film sera projeté en Wallonie, sur quatre copies sous-titrées en français et sans véritable promotion. Si l’indifférence du public francophone à l’égard de ses productions nationales influence sans doute l’attitude frileuse du distributeur, il y a là matière à réflexion sur le fossé culturel ainsi créé entre le nord et le sud. Cet ostracisme dans notre pays si petit a quelque chose de glaçant.
Nic Balthazar, figure du monde culturel flamand, a un parcours déjà bien étoffé. À quatorze ans, il fait partie d’une troupe de jeunes comédiens qui se produit dans des comédies musicales à Broadway. La mue de sa voix met fin à sa carrière lyrique, et il poursuit, quelque temps, une vocation de comédien qu’il finit par abandonner, parce que, de son propre aveu, il se sentait un acteur moyen dans un monde où il faut obligatoirement être le meilleur (sic!). À 20 ans, il devient critique de théâtre dans la presse écrite, puis critique de cinéma.
Sur le monde des films, il produit et présente deux émissions de télé à succès, l’une sur Studio Brussel, l’autre sur Canvas. En 2001, on lui propose d’écrire un livre destiné à encourager les jeunes qui ne lisent pas. "J’ai répondu", dit-il, "que c’était une excellente idée parce que j’étais un écrivain qui n’écrivait pas !". Son projet, Niets was alles wat hij zei (Il ne disait rien du tout) devient l’un des best-sellers de l’année. Inspiré par le suicide d’un jeune autiste qui, à Gand, s’est jeté d’une tour du château des comtes après avoir été poussé à bout par la persécution de ses condisciples, c'est l’histoire de Ben, un ado, autiste léger, que sa difficulté à s’exprimer et à s’extérioriser a fait devenir la tête de turc de ses camarades d’école. Réfugié dans la réalité virtuelle d’un jeu vidéo, Ben s’autodétruit petit à petit jusqu’au jour où une rencontre va le pousser à imaginer une voie différente et toute personnelle pour s’en sortir.
Poussé par le succès du livre, on lui propose d’en faire une adaptation théâtrale. D’abord réticent, ("Le sujet de mon livre est un enfant autiste et, en général, ils ne parlent pas beaucoup") il se passionne vite pour ce nouveau défi, donnant à sa pièce Niets (Rien) une approche énergique, remplie de la musique de Praga Khan et de références aux jeux vidéo. Créée en 2003, elle a été vue en Flandre par plus de 35.000 spectateurs et est toujours à l’affiche. Le cinéma constituait la suite logique. Contacté par MMG, l’opérateur historique de la production en Flandre, l’ancien critique de cinéma et réalisateur de télé pose une condition : il réalisera le film lui-même.
Le résultat est impressionnant. Certes, le film a les "défauts" de nombre de films flamands, notamment celui de reposer sur un scénario sans beaucoup de nuances, d’une lisibilité "à l’américaine".
Dans Ben X, les personnages ne sont pas en demi-teinte : les méchants sont méchants, les gentils, gentils, les lâches sont lâches, les courageux, courageux, etc., etc.… Les différentes scènes du film, notamment les scènes-clés (celles du harcèlement par les "camarades de classe", celles où Ben "pète les plombs",…) sont présentées sur le même mode. Bref le travail de lecture narrative et d’identification que l’on attend du spectateur est prémâché. L’intellect cède ainsi la place à l’émotion brute.Paradoxalement, malgré cette lecture simplifiée, Nic Balthazar réussit à créer des personnages touchants dont la crédibilité souffre assez peu de leur manichéisme. Et il maîtrise son suspense avec un art consommé. La scène de la gare où Ben doit rencontrer l’amie qu’il a connue en jouant sur Internet est à cet égard un modèle du genre : Ben arrivera-t-il jusqu’à la gare ? Les persécuteurs seront-ils présents ? Ben les empêchera-t-il de faire du mal à la jeune fille ? Osera-t-il l’aborder, lui parler ? Ou cela n’aura-t-il servi à rien ? Cette scène charnière du film est traitée en force, caméra à l’épaule, et laisse le spectateur haletant.
L’émotion, on l’a dit, est constamment présente. C’est par elle que le spectateur adhère ou non, en fonction de son ressenti, ou de sa proximité avec les problèmes évoqués. À ce sujet, une mise au point nous paraît s’imposer. Il a été dit et répété que Ben X était un film sur l'autisme. Or, à notre avis, le film ne traite de cette délicate maladie dont souffre Ben que de façon secondaire. Bien plus importants sont les problèmes du mal être adolescent, et du droit à être différent dans une société de plus en plus formatée et intolérante. Ce sont ces deux difficultés, rencontrées par Ben, qui déclenchent les mécanismes de persécution dont il est victime de la part de ses condisciples. Un fait-divers tragique, survenu il y a quelques mois à Wavre, s'est encore chargé de nous rappeler à quel point ce harcèlement est un phénomène ressenti de plus en plus durement dans les écoles. L’autisme de Ben va sans doute aussi accélérer son repli dans la réalité virtuelle du jeu vidéo Archlord, mais cette réaction de défense est celle de nombreux jeunes ados face à la réalité de plus en plus impitoyable et inhumaine que nous avons à leur proposer comme perspective d’avenir. Pas besoin d’être autiste pour cela. Et la marche vers le suicide qui l’accompagne n’est pas davantage une conséquence de la maladie, mais du comportement. Certes, l'une peut influencer l'autre, mais rappelons qu’une mort de jeune sur quatre, en Belgique, est un suicide recensé. Tous ne sont pas le fait d’autistes, loin de là. L’autisme de Ben, dans l’esprit de l’auteur, ne serait-il pas plutôt emblématique d’une tendance générale de la jeunesse à fuir une réalité trop dure dans le paradis artificiel du monde virtuel ? À chaque spectateur de se faire une idée en fonction de sa perception personnelle.
On notera en tout cas que les valeurs sur lesquelles repose le film sont essentiellement individualistes. Aucune piste de solution collective. Le problème de Ben est attaqué de façon purement individuelle.
Il convient malgré tout de redire que toute cette problématique qui suscite le débat est traitée par Nic Balthazar de l’intérieur avec une grande justesse et beaucoup de sensibilité. Et voir, pour une fois, aborder de front, avec franchise, ces questions sociétales qu’on a tendance à cacher d’un pudique voile de silence n’est sans doute pas pour peu dans le succès du film.Mais il n’aurait sans doute pas rencontré l’adhésion du public sans sa mise en forme, extrêmement moderne et dynamique. Le rythme est particulièrement maîtrisé, sous tendu par une bande son où se retrouve la crème des musiciens flamands branchés (outre Praga Khan, déjà cité, il y a Deus et Arno, sans oublier les Islandais de Sigur Ros). Les décors (particulièrement la chambre de Ben), sont très soignés. L’utilisation d’extraits d’interviews des parents et des proches de Ben qui donnent, après coup, leur vision de l’histoire, confère au film un petit parfum de documentaire fictionnel, très mode même si un peu superficiel.
Et puis surtout, il y a cette esthétique de jeu vidéo, avec ces inserts de phases de jeu en numérique, comme sur Internet. Dans cette virtualité qui lui sert de refuge, Ben projette ses peurs et ses désirs et parvient ainsi un peu à s’exprimer et à nous faire partager ses sentiments. Pour insérer des scènes entières réalisées à l'intérieur du jeu vidéo Archlord (de Codemasters), Nic Balthazar a utilisé une technique inédite. Le résultat, qui a dû demander un travail minutieux d’étalonnage, est tout à fait probant. Il nous fait entrer dans l’univers de Ben et donne au film un ton résolument contemporain.Très contrasté, dépendant de la perception émotionnelle et intuitive du spectateur, Ben X est en tout cas une expérience assez exceptionnelle. Il réussit à lier émotion, suspense, et réflexion, sans sacrifier au divertissement. Ne serait-ce que pour cela, le film vaut le détour. Soyez-y d’autant plus attentif qu’il ne passera probablement chez vous qu’en catimini. Alors, autant le savoir.