Ceci est une pipe (Journal extime) de Patrick Mario Bernard & Pierre Trividic
L'image pornographique fascine certains. Pourquoi ? Et si elle restituait la séquence du veau d'or ?
Patrick Mario Bernard & Pierre Trividic, les réalisateurs du beau film L'autre(lire le webzine du mois dernier) se sont lancés dans un défi particulièrement provocant. Réfléchir sur l'image dans un monde où elle est devenue aussi démesurée que l'argent, l'autre pièce du binôme de notre monde actuel. Comme ils aiment la créativité et la transgression artistique par rapport au formatage du spectacle, ils n'hésitent pas à partir du degré zéro de l'image : la pornographie. Et pas n'importe laquelle : les désirs sexuels de leur propre couple. Donc fellation et sodomie en contrepartie d'une réflexion sur la pornographie. Quel est le sens de l'image pornographique ? A-t-elle un sens ? Oui, évidemment. Le voyeur des scènes pornographiques reste-t-il figé dans le regard qu'il pose et qui peut se transformer en geste ? On y reviendra.
Les lecteurs de Pascal Quignard savent que la recherche de la scène primitive obsède les hommes y compris les puritains qui ne le supportent que dans l'immaculée conception de la scène sociale ou la femme voilée. « La sexualité masculine, écrit-il, fait l'épreuve sans cesse de cette déformation de la forme en informe, pour le dire avec des mots grecs : sans cesse elle fait l'expérience de cette metamorphôsis de l'amorpheia en morphè rigide puis redevenant amorphe, exsangue, fallacieuse, symptomatique (c'est-à-dire retombée, souhaitant mourir) ». (La nuit sexuelle, éd. de J'ai lu/poche). Le sexe masculin bande et débande.
Le premier plan de Ceci est une pipe, fidèle à son titre, nous montre l'érection progressive d'un sexe masculin. La puissance du pénis, phallus devenu ? Cela vous paraît simpliste ? Disons le autrement, qu'est-ce qui fascine certains hommes dans la pornographie sinon la puissance sans impuissance, bander sans débander, l'action comme mouvement perpétuel de la pénétration cosmique. Davantage sur le X d'Internet – le sexe masculin comme une trompe d'éléphant, avec des exploits sportifs féminins pour s'en servir, à la limite du masochisme ! – que sur le X soft genre Marc Dorcel et ses top model sur Canal+. La pornographie nous paraît donc être d'une puissance sans faille, hors de l'impuissance, comme un symptôme de l'homme contemporain, « aveugle non pas à ses capacités, mais de ses incapacités, non à ce qu'il peut faire, mais à ce qu'il ne peut pas ou peut ne pas faire », comme le signale Giorgio Agambem (1), poursuivant sa réflexion par ceci : « Que la puissance soit toujours aussi, de manière constitutive, impuissance, que tout pouvoir soit aussi un pouvoir de ne pas faire ».
Qu'ajoute dans Ceci n'est pas une pipe, la malice de nos deux réalisateurs ?Que l'un d'entre eux découvre dans l'exemplaire de démonstration d'un recueil de photos d'hommes nus intitulé Black beauty, que le pénis de ces hommes a été coupé pour former une sorte de fenêtre carrée. Une sorte d'abyme dans le non-sexe. Perplexe, Patrick B. essaie d'acheter cet exemplaire. Le libraire refusant de le lui vendre, il le vole et se fait prendre. Début du suspense.
Patrick B. et Pierre T. livrent, à travers une chronique intime de leur propre vie, une réflexion sur l'image, sur l'intime et le public, la représentation du corps, et surtout, comment le vrai corps réagit à son miroir qu'est l'image. Nous apprenons (grâce à Pline l'ancien, in Histoire naturelle) que la célèbre Vénus (Aphrodite pour les Grecs) de Praxitèle (façonnée sur le modèle de sa maîtresse, Phryné) a été commandée par deux villes grecques. L'une l'exige voilée, et Cnide, l'autre ville, la désire nue. Cette dernière statue, célèbre devenue, subit l'éjaculation d'un de ses amoureux particulièrement chaud. Le regard se transforme en geste.
Retour à la gestuelle donc, les images pornographiques comme prélude à l'action. Dans la ratio économique qui dirige notre époque (dans laquelle la rapidité ne cesse de croître), il est plus facile d'offrir à une copine un DVD porno qu'un bouquet de rose (la même chose en plus doux) pour passer à l'acte. On gagne du temps ou en perd moins (on est plus proche des prouesses de la logistique macro-économique). Bienvenue dans le monde des brutes et des cyniques de la post-modernité.
Pire encore, ne voilà-t-il pas qu'un inconnu donne un coup de couteau dans L'adoration du veau d'or de Nicolas Poussin, une peinture exposée dans un musée British. Pierre T., véritable Sherlock Holmes, consulte la Bible et découvre que Moïse n'a pas fait que détruire le veau d'or (money, money) mais s'en est pris aussi à l'image. Citation : « ...la colère de Moïse s'enflamma d'un Dieu qui n'est pas Iahvé et qu'offre le veau d'or, il jeta les tables de ses mains et les brisa au pied de la montagne. Puis il prit le veau qu'ils avaient fait et le brûla au feu, il le pila jusqu'à ce qu'il devînt poudre, qu'il répandit à la surface de l'eau, et il en fit boire aux fils d'Israël » (2). Commentaire de Pierre T. sur la liaison entre l'image et l'argent, l'image et la chair, l'image et la loi, chez Moïse : « Premièrement, l'or sert à forger l'idole, c'est dans le métal qu'est faite l'image du veau. Deuzio, le peuple hébreu se rassemble autour de l'idole, il boit, mange et se divertit. Autrement dit, l'image engage aux réjouissances du corps. Tertio, la loi. À ce spectacle, Moïse s'enflamme. Proscription de l'image, et pas seulement celle de Dieu. L'interdit de Moïse porte sur toutes les images, sur toutes les représentations de tout ce qui peuple la terre, le ciel et l'eau. Toutes les images sont soupçonnées de détenir le terrible pouvoir du désordre ».
Avouez que du Phallus à Moïse, nous avons accompli un long chemin.
(1) Giorgio Agambem, Nudités, Bibliothèque Rivages.
(2) Exode XXXII in Ancien testament, éditions Gallimard/La Pléiade
Ceci est une pipe (Journal extime) de Patrick Mario Bernard & Pierre Trividic, éditions Blaq out, collection « Work in progress », diffusion Twin Pics.