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Cinéma et philosophie de Juliette Cerf

Publié le 10/09/2009 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Livre & Publication
Cinéma et philosophie de Juliette Cerf

Le Cinéma est-il une philosophie ?

Ce n'est un secret pour personne de révéler que la philosophie européenne repose sur l'idée que connaître c'est voir, penser c'est regarder. Réfléchir, c'est discerner. L'œil du philosophe s'exprime dans l'allégorie de la caverne de Platon (La République, livre VII, éd.Pléiade, p.1101-1107). L'on y voit des hommes retenus prisonniers, enchaînés, dans une grotte souterraine, contraints de regarder devant eux. Ces prisonniers prennent l'ombre pour la lumière, les projections animées par le feu qui bouge derrière eux et agite le mur devant lequel ils font face, pour la réalité. Celui qui voit ne sait pas voir. L'apparence n'est pas la réalité.
Ce privilège du regard, ce savoir de l'œil, ce passage de l'ombre à la lumière, se retrouve dans la philosophie, pas seulement chez Platon. Cette ophtalmologie se trouve chez Spinoza, cette direction du regard fait les meilleurs pages de l'Etre et le Néant de Jean-Paul Sartre (le regard des regards du garçon de café visible et invisible), etc.
Le cinéma est-il l'un des aspects de la philosophie ? Pourquoi pas ? Pour mieux nous exprimer, disons que le cinéma n'a nullement besoin de la philosophie pour s'exprimer. C'est en cela que les deux tomes (cinéma1. L'Image-mouvement et Cinéma2. L'Image-temps), nourris de deux cent cinquante heures de cours données à Paris 8 par Gilles Deleuze sont aussi étourdissants.
Le cinéaste est-il un philosophe en puissance ? Juliette Cerf, qui vient de publier Cinéma et philosophie nous raconte cette « comédie de remariage », chère à Stanley Cavell, en nous expliquant qu'entre philosophie et cinéma, on est passé du temps des désaccords à celui du raccord.

Le paramètre Bazin


André Bazin pose le premier la question philosophique du cinéma : Qu'est-ce que le cinéma ? Avec un texte devenu célèbre intitulé l'Ontologie de l'image photographique (1945). Le cinéma comme achèvement de l'objectivité photographique : « Pour la première fois, l'image des choses et aussi celle de leur durée est comme la momie du changement ».
Concernant Bazin, Juliette Cerf souligne : « C'est parce que le cinéma est du côté de l'être qu'il n'est pas un art de la représentation, un art mimétique. Bel et bien échappé de l'autre du mensonge, il abolit l'opposition chère à Platon entre une apparence qui serait fausse et une réalité qui serait vraie. Au cinéma, aucune apparence ne sera jamais disqualifiée par une essence. Telle est son étourdissante force philosophique. Erigée au rang d'une ontologie, cette puissance du cinéma permet à l'être de persévérer dans son être ».
Il y a, chez Bazin, un côté sartrien. Récemment, Dudley Andrew, le biographe de Bazin, a découvert, via ses archives, la lecture et l'inspiration de ce dernier à partir de l'Imaginaire de Jean-Paul Sartre (in Ontologie d'un fétiche, Trafic 67).

Silence, Action : Deleuze


Une taxinomie, et non une philosophie, un essai de classification des images et des signes. Le tout en fonction d'opérations techniques (cadrage, découpage ou montage), de cinéastes (de Dreyer à Garrel), d'écoles et de genres (néoréalisme, naturalisme, western, comédie de genres). Mais aussi en deux parties :
Le classicisme d'avant-guerre (l'Image-mouvement)
L'ère du cinéma moderne d'après-guerre qui « fait naître des situations optiques et sonores pures ». (L'Image-temps)

Sur l'artiste et le philosophe, Deleuze écrit ceci avec Guattari : « les livres et les œuvres d'art (...) ont en commun de résister, résister à la mort, à la servitude, à l'intolérable, à la honte, au présent ». Créer, c'est résister. (Qu'est-ce que la philosophie ? pp. 105-106)

Au fond, pour Deleuze, écrit Cerf, le cinéma désigne l'univers. « Le cinéma n'est pas le nom d'un art. C'est le nom du monde » synthétise Rancière. « Le cinéma moderne a le pouvoir de nous redonner croyance au monde ».

Le trip du bonheur 


Sapristi, s'écrie le capitaine Haddock, un philosophe étasunien ! C'est qui au juste, Stanley Cavell ? L'auteur d'un livre ébouriffant, traduit en french, aux Cahiers du Cinéma, off course : À la recherche du bonheur. Hollywood et la comédie du remariage. Waaaahooo ! Bien, bon, mais encore ? Laissons la parole à Arnaud Desplechin : « Cet ouvrage a été un outil de travail décisif pour moi pendant le tournage de Comment je me suis disputé ». Rien de moins ! Et d'ajouter : « C'est une manière de poursuivre l'ontologie de Bazin. Mais Cavell suppose de se détourner de la question de l'auteur et de repartir du spectateur, de là où il perçoit une signification qui apparaît sur l'écran. Cela implique de renoncer à la séparation entre art savant et art populaire ». Cinéma du milieu, vous avez dit cinéma du milieu ? 

Žižek, de face et sans profil


Bienvenue dans le monde lacano-hégélien de Slavoj Žižek, le Marx Brother de la philosophie. On lui consacre tout un article dans ce numéro pour vous présenter ses réflexions sur le cinéma. Juliette Cerf cite longuement, dans son livre des extraits de Qu'est-ce donc que Volte-face de John Woo ? (in Vous avez dit totalitarisme ?, éditions Amsterdam). Et, si Volte-face était une apologie de Levinas ? Souriez, souriez, chers fans du cinéma asiatique, mais lisez ! « La garantie de notre identité n'est pas le visage que nous présentons, mais la fragile identité symbolique sans cesse menacée par le leurre séduisant du visage. C'est à partir de là qu'on peut aborder la notion essentielle de Levinas, de la rencontre du visage de l'autre comme épiphanie, comme l'événement précédant la vérité elle-même ». Cela nous conduit au problème de la burka, notamment.
Bien sûr, dans cet excellent petit livre, vous pouvez lire des textes de Jacques Rancière, de Serge Daney etc.

Cinéma et philosophie, de Juliette Cerf, éd. Les Cahiers du Cinéma, Les petits cahiers, 85 pages.