En Territoire indien de Lionel Epp
La province profonde, bien plus que la cité métropolitaine, est terre d'apparences. De ces apparences auxquelles il est prudent de ne pas se fier. Comme l'Ardenne belge qui, sous des dehors riant de prés verdoyants dissimule de sombres forêts touffues de mystères et des lacs d'eau noire où il vaut mieux ne pas aller nager. Comme la petite ville tranquille où grandit Cédric. Tranquille ? Jusqu'au moment où... Orphelin de mère, Cédric vit avec son photographe de père qui sombre doucement dans la boisson. Comme tous les gamins solitaires, il s'est fabriqué un monde intérieur habité par une passion : les amérindiens et leur mode de vie. Il sait suivre une piste, se dissimuler dans la foret, agir en tapinois, lire les indices que lui livre la nature. Cédric est encore à l'âge de l'innocence, jusqu'à cette nuit où tout bascule. Sur une route isolée, un homme en 4x4 a renversé deux cyclomotoristes. Revenant d'un bal de village, Cédric observe sans être vu. Le conducteur embarque le cadavre du jeune homme et la mob' pour les dissimuler un peu plus loin, puis prend la fuite sans remarquer l'autre corps, quelques mètres en contrebas. Cédric transporte la jeune fille dans sa cabane au fond des bois, la soigne, elle guérit. Ensemble, ils veulent donner au lâche la leçon de sa vie en utilisant des méthodes propres à Cédric. Sans se douter que leur projet de vengeance va plonger la petite ville dans un bain de sang.
L'homme en 4x4, c'est Jean-Claude, patron de la boîte de nuit locale et arnaqueur au petit pied. Il a mis à gauche le résultat d'une vie de malhonnêteté pour partir se refaire une vie au Mexique, laissant là ses associés, ses créanciers et sa maîtresse, la femme du commandant de gendarmerie. Pour réussir son coup, il lui faut garder jusqu'au bout l'image lisse de quadragénaire sans histoires qu'il a pris grand soin de se façonner. Et ce soir là, c'est le manque de pot (l'accident), la panique (tout son projet risque d'être anéanti), et la colossale bêtise (la mise en scène et le délit de fuite). Quand il commence à recevoir des lettres de chantage, Jean-Claude pète les plombs. Il sort l'artillerie. Mais les événements qui se précipitent l'entraînent dans un imbroglio où il va complètement perdre pied.
Le charme discret de la petite province, de nombreux auteurs s'en sont emparés pour en faire leur miel, Simenon et Chabrol en tête. Lionel Epp , lui, l'utilise comme toile de fond pour nous faire partager une question : que se passe-t-il en nous quand notre vie sort de ses rails et dérape dans l'inconnu? "Le territoire indien", explique le scénariste réalisateur, "c'est le changement, le danger, la découverte, l'aventure, le risque, etc. C'est une métaphore des choix que chacun peut faire dans sa vie de tous les jours. Certains y vont sans trop réfléchir, et ça passe ou ça casse. D'autres se préparent minutieusement pendant un certain temps avant de se décider à y aller, ou n'y vont jamais." Pour Cédric, la plongée dans l'imprévisible signifiera la fin de l'enfance et le début de l'âge adulte. La découverte de la souffrance, de la violence, de la mort et de l'amour. Il aura à payer durement le prix de sa liberté mais il garde in fine une chance de réussir sa métamorphose. Pour Jean-Claude, la toile d'araignée se referme. Incapable de s'adapter au changement, acculé, il détruit dans un réflexe de panique tout ce qui autour de lui semble constituer une menace. Semer la mort avant d'en être victime à son tour. Et entre ces deux-là, il y a la jeune fille, Gladys. Incarnation du destin surgie de nulle part, elle fera également son cheminement personnel . Les blessures du présent réveillent le passé dont elle devra s'affranchir pour accueillir l'avenir, et peut-être Cédric. Lionel Epp aborde son propos sous l'angle de l'impression plus que de la narration. Le film est peu dialogué, on doute que la vraisemblance du scénario soit son souci majeur, les personnages ne sont pas développés dans le temps et leur psychologie dépasse à peine le stade de l'esquisse. Epp prend grand soin, par contre du jeu des acteurs. L'émotion passe dans l'expression, les attitudes corporelles, la tension nerveuse.
"J'ai essayé de faire parler les images, plutôt que de faire raconter les situations par les personnages" explique le metteur en scène. "En tant que spectateur, on peut très bien avoir une expérience cinématographique très forte avec un film sans véritable histoire, sans intrigue, avec des personnages à peine esquissés. C'est la présence des comédiens, la puissance des images, du son, de la musique, du rythme qui font que l'objet cinématographique existe et convoque, si possible, les émotions des spectateurs." Dans cette perspective, l'environnement joue un rôle majeur. Le film rend à merveille (à la limite, de manière trop réaliste) l'ambiance fermée et faussement tranquille de cette petite bourgade entre ville et campagne. Le calme, le rythme propre de la nature relèvent le climat de mystère. L'atmosphère feutrée rend presque incongru le déchaînement final de violence. La démarche du réalisateur est encore crédibilisée par un casting bien orchestré. François Berleand adore se rendre antipathique et joue les salauds avec un plaisir consommé. Jérémie Renier sait parfaitement rendre la pointe d'innocence en sursis et l'aura de mystère du taciturne Cédric. Claire Keym incarne une Gladys dure, secrète, manipulatrice, aux prises avec des sentiments contradictoires qui la dépassent. Les seconds rôles ont également été soignés et, bien dirigés, s'intègrent dans la structure. Seul, dès lors, un certain manque de rythme empêche le film d'atteindre pleinement ses objectifs. Il accuse quelques longueurs, et quelques scènes dont on se demande si elles étaient vraiment nécessaires. Sans doute sont-elles là pour rendre l'émotion plus tangible, mais elles entraînent une baisse de l'attention (et de la tension). Les faiblesses scénaristiques ainsi que les défauts mineurs inhérents à une première oeuvre au budget limité aparaissent alors en pleine lumière. La bonne impression générale qu'on retire du travail de Lionel Epp et de son équipe s'en trouve dès lors entachée. Sans cependant compromettre l'intérêt global de l'oeuvre.