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Philippe Van Leeuw à propos de « The Wall »

Publié le 27/09/2023 par Grégory Cavinato et Cyril Desmet / Catégorie: Entrevue

Après Le Jour où Dieu est parti en voyage (2009) et le succès critique d’Une Famille syrienne (2017 – Magritte du Meilleur Film, du Meilleur Réalisateur et du Meilleur Scénario en 2018), Philippe Van Leeuw revient avec un troisième film, forcément d’actualité, dans la droite lignée humaniste, politique et sociale de ses précédents. Méconnaissable, la toujours formidable Vicky Krieps (fournée de prix d’interprétation à prévoir !…) se métamorphose en teigne raciste et violente : Jessica Comley, une boule de haine qui, grâce à son badge d’officier de la Border Patrol américaine, fait sa propre loi à la frontière entre le Mexique et l’Arizona pour « rendre l’Amérique grande à nouveau »…

Cinergie : Quelle est la genèse du projet ? On imagine que l’arrivée de Donald Trump au pouvoir en 2016 a inspiré non seulement le titre du film, mais aussi le personnage de Jessica Comley… Après le Rwanda et la Syrie, cherchiez-vous à parler des États-Unis avec un protagoniste emblématique de l’ère Trump ? 

Philippe Van Leeuw : Je dirais que Jessica Comley est même un archétype de l’ère Trump ! Avant de me lancer dans une histoire sur la situation à la frontière, je contemplais l’idée de faire quelque chose sur cette communauté chrétienne fondamentaliste du Midwest américain, ce que nous appelons « l’Amérique profonde », ces gens que je trouve intrigants, mais aussi dangereux. On parle des fanatiques du côté de l’Islam, mais en fait, il y a les mêmes du côté de l’Église chrétienne : ces gens très intolérants, très en repli sur eux-mêmes et qui se sentent menacés. Ça donne ce que l’on appelle de manière plus générale « la suprématie blanche », les « white supremacists », et c’est ce que représente Jessica.

C. : Le titre est à double sens : ce mur, c’est évidemment celui que Trump n’a jamais construit, mais c’est aussi Jessica elle-même, c’est un bloc de granit : ses opinions, son comportement sont immuables…

Ph.V.L. : Bien sûr, c’est elle et c’est peut-être aussi son « mur intérieur » et la manière dont elle se retranche, se met à l’abri tout en étant excessivement brutale.

 

C. : Vous adoptez principalement le point de vue de l’antagoniste, du bourreau…

Ph.V.L. : C’est là l’origine du projet. Dans mes deux films précédents, je voulais que l’attention se concentre uniquement sur des victimes. Les tortionnaires n’apparaissaient que comme des silhouettes, je ne voulais pas en faire des personnages à part entière, ça m’aurait forcé à mettre en équilibre l’un et l’autre, ce qui est insupportable. Par contre, faire un film sur le personnage du bourreau était quelque chose qui était en creux dans mon esprit et que je voulais explorer un jour. Ce sont des personnages qui exercent une fascination étrange…

 

C. : Jessica évoque certains personnages écrits par Paul Schrader, que ce soit Travis Bickle dans Taxi Driver ou les protagonistes de First Reformed et The Card Player. Des gens en crise existentielle, qui tentent parfois une remise en question, mais chez qui la rédemption semble impossible. Ils ont aussi souvent un comportement suicidaire. Schrader est-il un cinéaste que vous admirez ?

Ph.V.L. : Oui, profondément. Malheureusement, son dernier film, The Master Gardener, ne m’a pas plu du tout. J’ai été très déçu par ce film et j’ai même cherché à savoir si Paul Schrader était en bonne santé lors du tournage. Ce n’était pas le cas et je crois que ça se ressent. Par contre, First Reformed est un film magnifique, c’est indépassable ! Pour revenir sur Taxi Driver, dont il est l’auteur, c’est très intéressant de voir à quel point ce film a été un succès populaire considérable tout en peignant le portrait d’un personnage très négatif… Mais ce n’est pas par ce film-là que je suis arrivé à Jessica, c’est plutôt en lisant Les Bienveillantes, de Jonathan Littell, que j’ai compris que la fiction était une possibilité pour adresser ce type de personnage. Jusqu’ici, c’est plutôt le documentaire qui a eu l’exclusivité de l’approche de personnages comme ceux-là. Ce que je voulais faire, c’est mettre en scène ce personnage de Jessica Comley pour le démythifier, d’une certaine façon. L’explorer en profondeur, être dans une proximité réelle avec elle, sans chercher à ce que le spectateur s’identifie à elle, mais qu’il puisse l’observer de près. Et qu’il puisse comprendre les ressorts qui l’animent.  

 

C. : Elle est, de manière générale, très négative, violente et raciste. Mais ce n’est pas manichéen parce que vous cherchez aussi son humanité, notamment dans ces quelques moments avec son amie mourante. C’est avant tout une femme profondément malheureuse.

Ph.V.L. : Son humanité, oui, mais nous sommes tous humains, qu’on soit des crapules ou des gens bien ! Tout ce qu’on fait est dans l’humain. La barbarie est dans l’humain ! Quand on parle de « situation inhumaine », ce sont pourtant des humains qui se l’infligent les uns aux autres. C’est très embarrassant d’un point de vue philosophique ! Je pense que Jessica est dans ce rôle-là non pas comme quelqu’un qui a été contraint et dont on pourrait conclure qu’elle a été abusée. Pas du tout ! On ne peut pas lui trouver de circonstances atténuantes, il n’y en a pas ! Les gens comme elle choisissent de faire ce qu’ils font et le font en toute conscience. Jessica n’est même pas dans un registre où il s’agit simplement de faire du mieux qu’elle peut, non, elle veut être la meilleure, ce qui la rend d’autant plus dangereuse !

 

C. : Ses opinions politiques ne sont en fait que des prétextes à sa violence, à sa cruauté. Je pense notamment à cette scène très dérangeante où elle couche avec un Mexicain qu’elle a trouvé près d’une station-service...

Ph.V.L. : C’est une réalité constante. Ces gens qui refusent l’accès au territoire américain à des étrangers – qu’ils viennent du sud ou d’ailleurs – les utilisent comme jardiniers, femmes de ménage… alors pourquoi pas aussi pour le sexe ? Avec cette scène, je trouvais intéressant de créer une interdépendance, mais avec un twist qui est qu’elle abuse de la situation. Elle est évidemment dominante, puisqu’elle représente la loi. Une autre scène vient contrecarrer celle-là et est emblématique de la dominance blanche américaine, c’est celle du checkpoint, où des jeunes se sont fait arrêter. Leur voiture est en train d’être désossée, et l’un d’entre eux filme toute la scène. Ils sont les seuls à oser tenir tête aux officiers de la Border Patrol et ils ne craignent personne parce qu’ils sont citoyens américains et qu’ils connaissent leurs droits. Tous les autres ne disent pas un mot, ils ont peur, ils ne veulent pas se faire refouler.

 

C. : La grande hypocrisie de Jessica, lorsqu’elle commet tous ces abus, c’est qu’elle se voit comme une héroïne à la John Wayne qui rend un grand service à sa patrie ! 

Ph.V.L. : Je ne suis pas sûr qu’elle soit hypocrite, je pense qu’elle est convaincue de ce qu’elle dit ! Elle fait ce qu’elle fait par choix, par convictions politiques et religieuses. La seule chose que je peux dire en sa faveur, par rapport à ses collègues - qui sont moins brutaux, moins durs, moins volontaires qu’elle aussi -, c’est le fait qu’elle est une femme dans un groupe armé essentiellement masculin, où les femmes sont malmenées par leurs collègues. Pas seulement du harcèlement verbal, ça peut aller jusqu’à des viols, donc elles sont obligées de se débattre là-dedans à l’intérieur de la force. Jessica part donc avec ce handicap d’être une femme dans un univers masculin et elle veut être la meilleure. C’est une des raisons pour lesquelles elle déborde et ne connaît pas de limites, mais ce n’est pas la seule...

 

C. : Parlez-nous de votre collaboration avec Vicky Krieps et de sa préparation pour le rôle. Elle est complètement transformée physiquement, elle suinte la haine !

Ph.V.L. : Je l’ai connue par Phantom Thread, le film de Paul Thomas Anderson, qui m’a bluffé. Vicky est toujours inventive. Je pense à Corsage, par exemple, dans lequel, là aussi, elle a complètement inventé un personnage. Même chose ici : elle invente le personnage. Il est écrit, bien sûr, les dialogues sont là et les situations sont bien écrites, mais c’est ce qu’elle en fait qui est impressionnant. Comme notre film est une coproduction européenne, il fallait que je trouve une actrice européenne. J’aurais pu prendre une actrice britannique, suédoise ou norvégienne, quelqu’un qui parle anglais naturellement, ce que Vicky ne faisait pas forcément au départ. Pour répondre à la question de sa préparation, Vicky est quelqu’un qui s’investit à 200%. Pour l’accent, elle a travaillé avec une coach du nom de Kate Wilson. Elles se sont vues pendant plus de quatre mois, une fois par semaine, et elles ont décortiqué le scénario, elles l’ont fourbi dans tous les sens, l’ont commenté pour elles-mêmes, et c’est véritablement devenu leur chose. Jessica s’est érigée à partir de ce coaching sur l’accent et à partir de la réflexion que Vicky a faite par elle-même. C’est quelqu’un de foncièrement différent de Jessica ; il a donc fallu qu’elle trouve un moyen d’équilibre pour ne pas en faire trop ni avoir des inhibitions par rapport au personnage. Vicky a amené quelque chose que je trouve incomparable : sans un mot, on saisit le contexte dans lequel Jessica a grandi, évolué, ce qui l’a amenée à être comme elle est. J’essaie toujours d’être aussi liminaire que possible, d’en dire le moins possible, que ce soit par le ressenti, par son comportement qu’on arrive à décoder pourquoi le personnage est comme il est. On a quelques éléments : une relation très complexe et tendue avec sa mère, un père dominant... Donc on peut la situer par rapport à sa famille, mais elle est dans cette brutalité, cette violence par elle-même, c’est elle qui la pose, qui l’installe…

 

C. : Le film est un mélange de genres : c’est non seulement une étude de caractère, mais aussi une sorte de polar, de western moderne. Ce n’est pas un film-débat. Vous ne donnez pas de leçon et c’est une des raisons pour lesquelles je le trouve réussi. 

Ph.V.L. : C’est presque un documentaire en fait. C’est une composante que je recherche de plus en plus. Étrangement, ça vient avec le cadre, le format du film. Mon premier film était en Scope parce que je voulais qu’on soit sûr qu’on était en train de regarder un film de cinéma. Le deuxième avait déjà davantage une proposition d’image documentaire. Celui-ci encore plus. À chaque fois, le cadre rétrécit ! Je cherche un rapport instantané entre ce que nous montre l’image et le spectateur, mais je cherche à mettre ça en filigrane. Du point de vue du récit également, je ne cherche pas à exposer l’ensemble des situations possibles dans un domaine choisi, je laisse le personnage évoluer dans un parcours qui est le sien.

 

C. : Filmer l’Amérique, la frontière, ses paysages, est souvent un fantasme de cinéaste. Or, les États-Unis et leur représentation à l’écran ont beaucoup changé au cours des ans. Avant, c’était John Ford, la grande aventure, les grands espaces, le rêve américain… Mais ici, vous montrez un pays très plat, désolé, vraiment misérable…

Ph.V.L. : Oui, il y a beaucoup de misère aux États-Unis ! C’est peu de le dire... L’idée n’est plus de s’emballer pour le spectacle du paysage qui est extraordinaire. C’est d’une beauté magnifique, mais ça n’a pas lieu dans un projet comme celui-ci parce qu’on n’est pas du tout dans cette recherche d’esthétisme, on est plutôt dans un contexte où la seule chose qui compte, c’est de montrer combien tout est dur, et pas de montrer une forme de fragilité esthétique qui aurait été tellement belle à regarder. Ce désert qu’on filme, avec une image très blanche, c’est surtout la chaleur. Cette chaleur est mortelle en réalité ! John Ford tournait en hiver pour éviter les fortes chaleurs ! J’aurais voulu tourner en plein été pour que la chaleur se voie encore davantage sur les corps, sur les épaules, mais on a finalement tourné en novembre et je peux vous dire qu’il faisait encore bien chaud !

 

C. : Vous avez longtemps été directeur de la photographie. Comment avez-vous collaboré avec votre chef opérateur sur ce film, Joachim Philippe ?

Ph.V.L. : J’ai collaboré avec lui comme on dirige un acteur. Pour mes trois films, j’ai à chaque fois été contraint de prendre quelqu’un de nouveau, mais à chaque fois avec un grand bonheur. C’était des rencontres formidables. Je sens qu’au départ, de leur part, il y a une petite inquiétude de savoir comment je vais me positionner par rapport à leur propre travail. Et Dieu sait que pour avoir été chef opérateur moi-même, je sais qu’on a notre petit pré carré. Ce qui est bien, c’est que je parle leur langue, donc je peux vraiment les diriger. Et je peux aussi attendre quand c’est nécessaire, parce que je comprends ce qu’ils font. Je sais que quand ils ont besoin de temps, ce n’est jamais du temps perdu. Mais c’est vrai qu’il y a beaucoup de réalisateurs qui sont impatients avec la technique.

 

C. : Le débat politique dans la société américaine n’existe pratiquement plus. Les démocrates et les républicains ne sont plus de simples adversaires politiques, mais des ennemis qui ne s’adressent même plus la parole, sauf pour s’injurier. Le dialogue ne semble plus possible ! C’est un constat qui fait froid dans le dos.

Ph.V.L. : Je pense que c’est l’extrême droite qui a amené ça. Du temps de l’extrême gauche, quand elle était présente de manière conséquente dans nos démocraties - je pense aux années 60, 70, à Georges Marchais, aux Partis communistes français et italien, etc. -, il y avait des ponts qui existaient. On communiquait, on travaillait ensemble, il y avait un respect mutuel. Ici, le respect est de plus en plus malmené, parce qu’on est dans des situations poujadistes totales, où des gens déplorables comme Trump ont pris le pouvoir.

 

C. : Le comble, c’est que les États-Unis sont un pays qui s’est entièrement construit par l’immigration. Parmi tous les racismes, le racisme anti-mexicain est l’un des plus absurdes, parce que les peuples américain et mexicain, à quelques coutumes près, ont le même mode de vie et sont culturellement très proches.

Ph.V.L. : Aux États-Unis, il y a le racisme anti-noir, et tous les autres sont « bruns ». Que vous soyez asiatique, amérindien, musulman ou mexicain, vous êtes « brun » : les « brown people ». Ce qui est très étrange dans cette société américaine, c’est que cette population blanche est minoritaire, dans le sens où elle se revendique comme telle uniquement du côté républicain - donc à tout casser 30% de la population américaine - et à tout casser, 40% de ceux-là sont des purs et durs qui voteront pour Trump quoi qu’il arrive. Ils se sentent en danger de la même manière qu’au moment où la sidérurgie a cessé d’exister en Europe, au nord-est de la France, au Bassin de Liège, à Charleroi : il y a eu de la part de ces ouvriers un repli sur des valeurs d’extrême droite parce que la gauche les avait abandonnés. Aux États-Unis, c’est beaucoup plus courant, parce que toutes ces classes – ouvriers ou bourgeois – ont le sentiment que leur culture, leur religion, leurs croyances sont menacées par l’arrivée de ces gens… qui sont chrétiens comme eux ! Qui prient le même Dieu de la même manière ! C’est juste foncièrement raciste en réalité.

 

C. : Qu’aimeriez-vous que les spectateurs retiennent de ce film ?

Ph.V.L. : Je pense que The Wall raconte quelque chose d’essentiel dans la mesure où cette manière de se comporter en toute conscience, en ayant fait le choix d’être intolérant, d’être raciste, d’être en rejet d’une cohabitation, d’une communauté d’esprit plus large, est quelque chose qui est profondément inscrit dans la société actuelle. Et il faut trouver un moyen de désamorcer ça. Si par mon film, des gens peuvent comprendre que ce personnage-là est inacceptable, mais qu’il n’est finalement que ce qu’il est et qu’il y aurait moyen de rendre sa position caduque, ne fut-ce que, par exemple, en revendiquant des frontières qui soient plus perméables, avec un accès plus libre, ce serait bien. J’en reviens toujours au sujet de mon film précédent, Une famille syrienne : la migration. Je trouve que les migrations humaines sont une composante essentielle du progrès humain.

 

C. : Avez-vous des projets dont vous pouvez déjà nous parler ?   

Ph.V.L. : Il y a un film que j’espère pouvoir tourner bientôt. Je ne peux pas dire quand, parce que le financement est toujours une recherche compliquée. C’est sur le Roi Baudouin de Belgique, au moment où il a refusé de signer la loi sur l’avortement. Ce qui m’intéresse là-dedans, c’est encore une fois l’emprise du religieux sur la politique, en particulier la politique sociale.

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