Lorsqu'elle termine ses études de réalisation à l'INSAS (première promotion 1962-1966), Jacqueline Pierreux croit encore passer derrière la caméra et diriger une équipe. Elle le fera, d'une autre façon, de 1970 à 1980, en devenant l'une des premières productrices du cinéma belge (avec Jean-Claude Batz pour André Delvaux) et en créant Pierre films (13 longs métrages et plus de 150 courts métrages). Après plus de dix ans d'un métier où chaque production vous propulse au bord du gouffre de la finance sans filets (contrairement aux traders qui font payer le contribuable), elle entre à la RTBF, dans le service cinéma et devient la co-productrice des films aidés par la Communauté française qui vont affirmer leur originalité grâce notamment au Festival de Cannes (Gérard Corbiau, Jaco Van Dormael, les frères Dardenne etc...). Pensionnée, Jacqueline Pierreux rebondit en participant aux choix audacieux de « Unlimited », une maison de production à laquelle on doit, entre autres, La terre abandonnée de Vimukthi Jayasundara (Camera d'Or 2005 au Festival de Cannes), et 4 mois, 3 semaines et 2 jours de Christian Mungiu (Palme d'Or 2007). Nez fin, vous avez dit nez fin ?
Toujours aussi passionnée par son métier, nous l'avons rencontrée pour lui poser des questions sur le cinéma belge des années 70’, sur les premiers films qu'elle a produits à une époque où l'artisanat dominait l'industrie tout près de chez nous, et plus précisément sur ses trois premières productions : Home sweet home de Benoit Lamy (1972), Ras le bol de Michel Huisman (1973) et La cage aux ours de Marian Handwerker.
Jacqueline Pierreux, productrice
Cinergie : Qu'est-ce qui t'a décidé à faire des études de cinéma ?
Jacqueline Pierreux : Le hasard d'une rencontre. On m'a parlé de l'INSAS qui venait de se créer. Je m'y suis inscrite, et je vous avoue que je ne savais pas qui était Méliès ou Lumière. Si j'avais dû passer un examen, j'aurais été recalée ! Ces études m'ont emballée. Je me suis inscrite, tout de go, en section réalisation (je ne doutais de rien…). J'ai démarré tout de suite avec un pied dans la réalisation et un autre dans la production car j’ai été engagée comme directrice de production stagiaire sur L'homme au crâne rasé d'André Delvaux. Ça a été un choc pour moi. J'ai compris que j'étais faite pour ça.
Une femme productrice, c’était loin d'être simple, mais j'avais derrière moi de nombreuses directions de production : Les Gommes (Lucien Deroisy), Jeudi on chantera comme Dimanche (Luc de Heusch), la série Les Galapias, etc... Je disposais d'un solide background qui démontrait l'efficacité de mon travail. Petit à petit, je me suis imposée. Pour les trois premiers films que j'ai produits chez Pierre Films, j'ai commencé avec des courts métrages de Michel Huisman avant de produire Ras le bol. Même chose pour Marian avant La cage aux ours et pour Benoît Lamy pour Home Sweet Home.
C. : En quoi consistait le boulot de producteur ? Existait-il une Commission de sélection de la Communauté française à l'époque ?
J.P. : Il en existait une ébauche, la Commission du film. La base était déjà là. Il était extrêmement difficile, à cette époque, de trouver des fonds pour financer un film belge. Il fallait une participation massive de gens. Il était impossible d'obtenir une aide dans les années 1970 : nous étions des inconnus.
C. : Allais-tu chercher l'argent ailleurs où est-ce que l'argent belge suffisait ?
J.P. : Au tout début, j'ai essayé les co-productions avec la France. Mais sur de jeunes réalisateurs peu connus, il était inutile d'essayer. Je l'ai fait avec Ras le bol. J'avais pris des comédiens français pour obtenir une production avec la France (ils sont devenus des comédiens très connus aujourd'hui). J'ai même eu le toupet d'aller voir, avec Michel Huisman, Yves Montand, qui nous a gentiment reçus, mais qui était trop occupé avec la préparation de La folie des grandeurs. J'ai aussi essayé avec les scénaristes : Jean-Patrick Manchette a participé à l'écriture de Ras le bol, par exemple.
C. : L'idée de rassembler trois pays pour produire un film comme le propose actuellement Eurimages n'existait pas à l'époque.
J.P. : À l'époque, il n'y avait rien d'autre que la Commission du film. Le tax shelter et un fond régional comme Wallimages n'existaient pas. Par contre, il y avait l'aide des affaires économiques qui soutenait les longs et courts métrages lors de leur sortie.
C. : Faire un film dans les années 70’ ressemblait à écrire un manifeste. D'autant que les films de l'époque étaient engagés.
J.P. : Je suis teigneuse, et quand quelque chose me botte et que j'ai envie de le faire, je me lance, même si résultat n'est pas toujours à la hauteur de mes espérances. Je viens d'un milieu modeste et les films dans lesquels le petit peuple est impliqué m'intéressent. Par ailleurs, je voulais créer le cinéma belge. J'avais beaucoup d'orgueil, je le reconnais… Avant de devenir productrice, je suis intervenue, dans les années soixante, dans un colloque présidé par le Ministre de la Culture, pour dire que le cinéma belge n'était nulle part, même si nous avions créé des écoles de cinéma qui formait d'excellents techniciens.
C. : Comment vois-tu le cinéma belge actuel ?
J.P. : Je trouve qu'il a bien évolué, à la manière d'un logarithme : au début de façon très très lente. Par contre, les techniciens sont allés plus vite. Le point faible de l'ensemble a été les comédiens, dans le sens où l'on devait travailler avec des comédiens qui connaissaient parfaitement le théâtre, mais pas le cinéma. Je me souviens que lors du tournage de La Cage aux ours, avec Jean Pascal, nous avons vécu la quadrature du cercle. Il jouait au théâtre, deux fois le dimanche, relâche le lundi. Tous les jours, nous devions nous organiser sur le plateau. Il y a eu les techniciens, puis les réalisateurs, et enfin les studios. Au début, je travaillais avec des studios français, parce qu'il n'y avait pas encore de montage en 35mm, rue Colonel Bourg.
C. : Tu veux dire que les studios l'Equipe n'existaient pas encore ?
J.P. : Les studios l'Equipe étaient là pour les 16mm de la télévision. Ras le bol, La Cage aux ours et même les premiers films de Delvaux n'ont pas été montés rue Colonel Bourg.
C. : Pour en revenir aux choix des films que tu produisais, quelles propositions recevais-tu ?
J.P. : Les propositions que l'on m'a faites étaient multiples, mais j'ai choisi les films qui me semblaient importants et auxquels je croyais. On sortait de 68. Le film de Michel Huisman m'intéressait énormément. Je suis une fille de la guerre et c'est un sujet que je connaissais bien. Je me souviens que nous n'avons pas eu le soutien de l'armée afin d'obtenir du matériel, alors que nous avions pourtant édulcoré le scénario. Nous sommes allés chercher un char en Allemagne qui est arrivé en Belgique comme machine agricole afin de tourner, dans les champs, du côté de Quenast, dans le Hainaut.
En ce qui concerne Home sweet home, la révolte des vieux, c'est très drôle, c'est très amusant, et c'est une sorte de révolte. Je ne suis d’ailleurs pas certaine que la situation ait beaucoup changé.
La Cage aux ours est un film plus tributaire encore des conséquences de Mai 68. Quelques mois avant le tournage, nous avions vécu une révolte d'étudiants. J'ai demandé à l'équipe d’aller tourner les événements à l'arrache, en 16mm. Nous avons utilisé ces images dans le film.
C. : L'un de tes films est allé à Cannes, si notre mémoire est exacte ?
J.P. : Oui, nous sommes allés au Festival de Cannes avec la Cage aux ours. Ce n'était pas une bonne chose parce que le film était trop faible pour une aussi grande compétition. Il n'a pas été bien reçu, non pas parce qu'il n'était pas intelligent, mais parce qu'il n'était pas abouti. Après cela, j'ai eu peur d'aller à Cannes, dans la grande compétition. Mieux vaut être sélectionné dans la Semaine de la Critique. La Quinzaine des réalisateurs est aussi un bon tremplin. Jaco Van Dormael y a obtenu la caméra d'or et les frères Dardenne ont aussi démarré là. Les frères Dardenne font vraiment le cinéma que j'aime parce que ce sont des films qui parlent de choses difficiles. Si j'avais eu leurs films lorsque je me suis lancée dans Pierre Films, je les aurais produits. J'ai d'ailleurs assuré leur co-production à la RTBF.
Au départ, on lançait des films trop tôt, qui n'étaient pas toujours aboutis. Comme nous dépendions des délais de la Commission, on devait les lancer sous peine d'en perdre le financement. À la RTBF, j'ai lancé le département-cinéma et j’ai créé des aides à l'écriture. L'aide à l'écriture permet aux gens de mieux retravailler leur scénario avant de se lancer dans la production, avec une aide à la production, bien sûr.
C. : Quels sont tes 3 films préférés comme productrice indépendante ?
J.P. : Home sweet home (Benoit Lamy), Du bout des lèvres (Jean-Marie Degesves), Verbrande brug (Guido Hendrickx). Je ne parle pas de Io Sonno Magnani de Chris Vermorcken parce qu'il s'agit d'un documentaire, mais que j'ai eu un plaisir rare à produire. Il y a eu une symbiose de travail extraordinaire avec Chris, comme avec Benoît pour Home Sweet Home.
C. : Le producteur intervient-il au final ?
J.P. :La relation de travail entre un producteur et un réalisateur n'est jamais facile, parce que ce dernier a tous les droits. S'il veut tel plan, il l'aura. Le producteur est là pour en trouver le financement. Idem pour le final cut.
C'est très différent du cinéma américain où le producteur décide du lancement. Pour moi, cela a toujours été un moment difficile. Je sentais que certains projets n'étaient pas totalement aboutis, qu'il fallait supprimer ou modifier une séquence. J'ai toujours eu beaucoup de difficultés à le faire admettre. D'ailleurs, dans mes cinq premiers films, après la première projection du film en public, il a fallu couper après. Je n'avais donc pas tout à fait tort, mais c'était trop tard.Sur Ras le bol, il s’agissait pour tous, du réalisateur aux techniciens en passant par les acteurs, de notre premier long métrage. La majorité venait de sortir de l'INSAS, et une petite partie de l'IAD. Aujourd’hui, si vous regardez le générique, vous pouvez y lire des noms comme Charlie Van Damme, Jean-Marie Vervisch, Denise Vindevogel, Eliane Dubois, pour n'en citer que quelques-uns.
C. : Tu n'as jamais essayé de réaliser toi-même un film ?
J.P. : Je n'ai jamais essayé parce que je n'étais pas faite pour ça. Ce n'était pas ma tasse de thé. J'insiste sur l'idée que les réalisateurs ont des fantasmes qu'ils expriment dans des réalisations. Les producteurs croient qu'ils n'en ont pas. C'est ma philosophie. J'ajouterais à cela que je suis très éclectique dans mes choix.
Ma façon de voir la production est de s'impliquer dans les projets, pas seulement dans le financement. Sur le terrain, il faut être attentif pour donner le plus possible au réalisateur, pour lui permettre d'obtenir l'image qu'il se fait de son film. En même temps, il ne faut pas hésiter à le mettre en garde vis-à-vis des erreurs qu'il risque de commettre. Le grand problème est qu'il faut rester dans un carcan financier. C'est le plus difficile, parce qu'on a parfois envie de donner plus. Lorsqu'il descendait à la salle de montage, Tom Coene disait toujours : « Aïe, aïe, si le film est bon, cela va encore coûter cher ! »
La production est un métier plus complexe qu'on le croit. C'est difficile d'être producteur, car il faut à la fois des qualités artistiques et financières. Il faut aussi connaître les rouages de la technique. Je ne maîtrise ni le son ni l'image, mais relativement bien le montage. Lors du montage, certains réalisateurs m'ont permis de leur expliquer qu'une séquence ne marchait pas. Ma politique était de leur dire d'essayer autre chose, que si ce n’était pas comme il voulait, ils pouvaient revenir en arrière.
C'est arrivé souvent car le producteur dispose d'un oeil neuf alors que le réalisateur vient de tourner et de monter son film. Etant extérieure, je peux voir le film comme un premier spectateur. Ajoutons que j'ai un grand faible pour la continuité d'un film et que j'adore les scénarios (mes films préférés ont toujours été ceux de Frank Capra, Milos Forman dans les années soixante, et actuellement Mike Leigh et Ken Loach). Pour moi, ce sont des modèles.