Cinémathèque et DVD, mon beau souci. Dans un avenir monopolisé par Internet, à quoi sert désormais le DVD ? se demandent certains. Par exemple, à nous faire (re)découvrir (autrement qu’avec une vieille VHS ou en VOD) La Campagne de Cicéron, grand film d'un cinéma français qui versait, dans les années 80, trop souvent dans le vidéo-clip.
La Campagne de Cicéron de Jacques Davila
La Campagne de Cicéron
Jacques Davila, son réalisateur, tournait dans le cercle de Diagonale, maison de production indépendante animée par Paul Vecchiali (de ce dernier, signalons la récente sortie du superbe Femmes, femmes en DVD, lequel a également produit ce petit bijou, Simone Barbès ou la vertu de Marie-Claude Treillou).
La cinémathèque de Toulouse, qui détenait les éléments matériels de La Campagne de Cicéron ainsi que les droits du film, a confié la restauration au laboratoire L'Immagine Ritrovata de Bologne, créé par la Cinémathèque de Bologne et devenu un expert de la restauration des archives du cinéma, (patrimoine de l'humanité selon l'UNESCO). La restauration numérique, premier volet diffusé par Carlotta en DVD, sera suivi d'un kinescopage 35mm permettant la diffusion du film en salles. Les lecteurs des Cahiers du Cinéma de mars 1990 se souviendront de la lettre d'Eric Rohmer que la revue a publiée lors de la sortie du film.
Extraits : « Ce fut un enchantement, plus encore un choc (…) Vous apportez la rigueur, l'invention, l'intelligence, la poésie (la vraie, pas celle des vidéo-clips), la vérité, la beauté des mots, des gestes et, ce qui n'est pas le moindre mérite, après tant d'années lugubres, enfin, l'humour ».
De quoi cause ce film, au juste, Monsieur le Saint-Just du cinéma ? Commençons par le Mac Guffin : quitter Paris hors des contraintes du quotidien pour rejoindre une province où l'on peut, pendant les vacances, davantage exprimer une fantaisie débridée (clin d'œil aux Dernières vacances de Roger Leenhardt).
Dans une villa située dans les Corbières, trois femmes reçoivent la visite de trois hommes. Certes, mais encore ?
Christian (Michel Gautier, co-scénariste du film) tombe d'une fenêtre dans la maison d'Hermance (Judith Magre), sa bienfaitrice. Jouant Arlequin dans un théâtre parisien, une pièce de théâtre de Marivaux, il s’est fait remballer lors d'une répétition. Désormais au chômage, il est secoué par sa compagne Françoise (Sabine Haudepin), laquelle n'hésite pas à lui mordre les fesses pour le remettre en selles (l'Autre reste un objet du désir incontrôlable). Christian, dérouté, fait sa valise et se réfugie chez Nathalie, une amie musicienne (Tonie Marshall totalement déjantée) qui habite, cet été-là, dans la maison d'un petit village des Corbières.
Nathalie s'est entichée d'Hippolyte (Jacques Bonnafé), un haut fonctionnaire du Ministère de la Culture (coincé entre deux voyages dans de continuels discours en porte-à-faux et un manque d'intérêt pour le corps de Nathalie, sans pour autant ronfler la nuit). Christian quitte la Maison de Nathalie pour la Campagne de Cicéron, propriété d'Hermance. On y trouve Charles-Henri (Jean Roquel), critique musical dont le babil s'égrène comme le raccord rapide des arpèges. Nathalie et Françoise y sont invitées. Ce petit monde intéressé par l'organisation d’un festival musical du fonctionnaire fait venir Hippolyte. Reste, Simon, (Carlo Brandt) l'imprévu, le manque, « ce qui s'appelle l'amour, mais aussi la haine et l'ignorance » dixit Lacan).
On vous laisse découvrir les entrechats de cette bataille entre hommes et femmes (de l'Un à l'Autre) qui nous ramènent dans un Paris auquel ils avaient pourtant échappé. La campagne devient un fantasme de la villégiature, et le groupe se retrouve dans une rhétorique digne de Cicéron. «C'est grotesque, tout est grotesque » s'écrie Nathalie, avec ce sens de la litote assassine qu'elle affectionne. En effet, l'humour de Davila, parfois proche du burlesque, nous y mène à travers un Christian complètement décalé et observateur des fantasmes de chacun. C'est toute la beauté de ce film dont la mise en scène ne cesse de jouer sur un sens de l'espace très géométrique (les enfilades de portes, les fenêtres d'où tombe Christian, la terrasse, etc.), dans de longues séquences où le plan frontal et le plan large dominent, voire même de très légers travellings avant pour rendre plus fluide un raccord frontal dans l'axe.
Bonus
Un vaudeville qui finit mal est un petit film, au titre très intéressant, de Pierre-Henri Gibert. Guy Cavagnac, le producteur du film, ami des films de Jean Renoir, a eu très vite le coup de foudre pour le scénario de La Campagne de Cicéron (plus de 135 pages que Jacques Davila lui avait remises). Le réalisateur nous explique que ses amis étaient proches de Christian, décalé observateur et porté sur l'oisiveté.
Entretiens avec Michel Gautier (co-scénariste du film), Judith Magre, Sabine Haudepin, Tonie Marshall, Jacques Bonnafé, vingt ans après la sortie du film et dans les lieux du tournage.
Le même Pierre-Henri Gibert nous file un petit film pédagogique et passionnant sur le patrimoine et les archives.
La Campagne de Cicéron est un film littéralement miraculé, car l'internégatif de 35mm, permettant de tirer des copies, avait disparu après la liquidation des sociétés de production, en 1990, (peu après la mort du réalisateur). Lorsque la Cinémathèque de Toulouse, propriétaire de 50% des droits, décide de restaurer le film, elle doit faire face à un imbroglio juridique entre producteurs et ayants droit. Imbroglio que ni Pierre Etaix aujourd'hui, ni Orson Welles jadis pour The Other Side of the Wind, son dernier film, n'avait réussi à démêler (Orson ayant notamment caché, en France, en Espagne et en Italie certains négatifs qu'on n’arrive plus à retrouver afin de garder un final cut qui lui avait été arraché dans La splendeur des Amberson). Il ne reste à la Cinémathèque de Toulouse que des négatifs originaux endommagés où l'image en Super 16 mm et le son en 35mm n'est pas sur le même support.
Carlotta s'est associée à la Cinémathèque pour envoyer les éléments matériels du film à la prestigieuse Immagine Ritrovata de Bologne. Le voilà donc disponible en DVD en attendant de le retrouver dans les salles.
La Campagne de Cicéron de Jacques Davila, édité par Carlotta et diffusé par Twin Pics.