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Manon et Sarah Brûlé, Les Arbres naissent sous terre

Publié le 12/05/2011 par Dimitra Bouras, Sarah Pialeprat et Arnaud Crespeigne / Catégorie: Entrevue

L'arbre de tous les possibles


Dans une maison d'un autre âge donnant sur jardin sauvage vivent les sœurs Brûlé. Ce pourrait être le synopsis d'un film d'animation, c'est tout simplement notre rencontre avec Manon et Sarah Brûlé, les lauréates du prix Cinergie à Anima pour Les Arbres naissent sous terre. Chassé-croisé émotif et ping-pong verbal au milieu des hautes herbes.

Cinergie : Vous êtes Françaises, jumelles et toutes deux étudiantes à La Cambre. Qu'est-ce qui vous a conduites jusque-là?
Sarah : Nous sommes nées dans le sud de la France, en Ariège, en hiver... (rires)
Le début de notre vie s'est passé au milieu des bois.
Manon
:
Dans la forêt... près des Pyrénées. On passait tout notre temps à dessiner dans notre chambre.
Sarah :
Plus tard, on est parti à Poitiers pour entrer dans une école d'art. On voulait déjà faire du dessin animé, mais on voulait aussi entamer un parcours artistique pour toucher d'abord à des choses différentes...
Manon
:
...et on est arrivé à La Cambre...
Sarah :  Parce qu'on ne voulait pas entrer dans une école purement technique... on voulait un endroit où l'on pouvait avoir une certaine liberté d'expression.
Manon :  Il faut dire aussi qu'une ancienne camarade s'y était inscrite. C'est important de retrouver les gens qu'on aime ! Donc voilà....
Sarah : Nous voilà !

C.  : En quelle année êtes-vous ?
Manon : En cinquième. Comme j'avais déjà fait un film pendant ma troisième année aux Beaux-Arts et que Sarah avait aussi réalisé un film en volumes dans sa section « Art », on a pu entrer directement en quatrième, l'année passée. On n'a donc pas fait les trois premières années de formation en animation.

C. : D'où vous vient ce goût commun pour l'animation ?
Manon : Je ne sais pas... On a passé toute notre enfance ensemble à dessiner. On voit le dessin de l'autre, on a envie de faire mieux etc.
Sarah :  On ne s'est jamais arrêté de dessiner en grandissant.
Manon : On a tout naturellement pris le même chemin parce qu'on aime les mêmes choses.
Sarah : Même si on a chacune notre univers...

C. : Les arbres naissent sous terre, c'est votre premier film commun ?

Manon : Oui et on attendait ça depuis longtemps ! C'est la rencontre de nos travaux respectifs. Pour ce film, on a d'ailleurs tout fait ensemble, de A à Z.
Sarah
: Tout a été pensé ensemble et c'est facile quand on est à ce point sur la même longueur d'ondes.
Manon : Entre nous, il n'y a jamais ni concessions ni compromis. On ne perd pas de temps à ça et ça facilite beaucoup les choses.

C. : Combien de temps a-t-il fallu pour le réaliser ?
Sarah :  Ça nous a pris 9 mois. Quelques mois pour réfléchir et discuter et environ 5 mois intensifs pour dessiner. On voulait quelque chose de très fin et on ne maîtrisait pas assez bien l'ordinateur pour obtenir exactement ce que l'on voulait. Le papier était la méthode la plus adaptée pour ce projet, mais aussi la plus longue....
Manon : Tout le monde le dira, l'animation c'est très ingrat ! Je ne connais pas le nombre exact, mais on a bien dû faire 2500 planches en tout. On a tout fait à la main, puis on a scanné et colorié par ordinateur. On a fait énormément de sacrifices pour ce film... mais ce projet était important pour nous.
Sarah
: On était face à face et on parlait, on parlait, on parlait... Dès le départ, on savait ce qu'on voulait transmettre parce que ce film part d'un même vécu, d'une même émotion.

C. Et quel a été le départ de cette histoire justement ?
Sarah : On a perdu toutes les deux une amie très proche des suites d'un cancer, il y a deux ans. On a vécu un moment difficile, mais aussi très fort et très beau...
Manon
: Les gens qui étaient présents à ce moment si difficile ont eu une manière magnifique de porter cette mort et ce deuil. C'est de cela que l'on voulait parler.
Les rituels se sont perdus et, du coup, on se sent soi-même perdu. On est seul face à son chagrin et on doit faire son chemin... C'est aussi ce qu'on a essayé de montrer dans le film.
Sarah :  Mais ce deuil, on ne le porte pas que seul : on le partage, et ce partage, ce n'est que de la vie... de la vie qui continue.
Il y a un véritable tabou autour de la mort aujourd'hui. Ça nous semblait important de lever le tabou et de montrer la mort.

C. : Vous dites ça et, en même temps, on ne voit pas le corps dans le film  !
Manon
: Non, c'est vrai parce qu'on voulait que chacun puisse mettre n'importe qui derrière cette porte où repose le corps : un enfant, un vieillard, un homme, une jeune fille... peu importe.
Sarah : On le voit sous une autre forme. Certains ne le voient pas, mais l'envol de tous les insectes forme un corps au moment où la porte s'ouvre.

C. : La présence de ces insectes a un rapport avec le titre, Les arbres naissent sous terre ?

Manon
: Tout à fait ! En fait, le film devait comporter trois minutes de plus, mais nous n'avons pas eu le temps de les intégrer. À la fin du film, on voyait une graine qui poussait. Ce que nous avons ressenti à cet enterrement, c'est que ce corps à même la terre était comme une graine qui allait donner la vie. C'est un peu ce que notre amie avait écrit dans une lettre avant de mourir et c'est une idée très belle, une idée vraiment rassurante.
Sarah : C'est pour ça que les insectes étaient primordiaux dans le film. C'est eux qui vont décomposer le corps. Ils participent à ce cycle.

C. : Votre film est assez simple, mais à certains moments, il part vers quelque chose de plus abstrait.
Manon : Oui, parce que lorsque quelqu'un meurt, il ne reste plus que l'idée de la personne, les émotions... Sa présence physique n'est plus là, mais tout ce qu'elle a apporté reste... C'est de l'immatériel.
Sarah
: Pour la partie concrète, on a cherché des choses très simples en effet. On s'est beaucoup inspiré des affiches Art Nouveau. On s'imprègne beaucoup plus de la peinture que de l'animation à vrai dire : des gens comme Norman Rockwell, et Carl Larsson, un peintre suédois. Mais c'est avant tout le sujet abordé qui définit le style graphique.

C. : Et ce choix de l'image carrée avec les bords noirs ?
Sarah : Oui, ça, c'était très important pour nous. Klimt disait que le carré était un bout de l'universel.
Manon : On voulait signifier que ce n'était qu'un bout du monde qui était montré.. et donc qu'il existe tout le reste que l'on ne voit pas. C'est une sorte de petite fenêtre... Tout à coup, elle s'ouvre. Tout l'écran est alors utilisé lorsqu'on part dans les émotions. On perd le cadre à ce moment-là.

C. : Les personnages de cette histoire sont très réalistes... Sont-ils inspirés de votre expérience ?

Sarah : Les huit personnages qu'on a créés s'inspirent de nombreuses personnes. Je me souviens du petit garçon que je devais inventer : je n'y arrivais pas. J'ai tout simplement pensé à une amie d'enfance et je l'ai redessinée enfant. Une fois que l'on aime son personnage, c'est plus facile de lui donner vie.
Manon
: On a beaucoup échangé Sarah et moi avant de se mettre au dessin, mais on a aussi parlé de la perte avec beaucoup d'autres personnes. Le film est parti de toutes ces discussions, de l'expérience de deuil de chacun. Ça a ouvert beaucoup de portes. C'est rare de parler ouvertement de la mort. Le film est né de ce partage. On a intégré notre expérience, mais aussi toutes les histoires que l'on a entendues.

C. : Il y a un personnage que l'on reconnaît ici, en chair et en os cette fois, c'est ce chien....
Manon
: Oui, Walter. Il était dans cette maison lorsqu'on s'est installé et il s'est naturellement intégré à l'histoire. En même temps, c'était important pour nous de faire apparaître des animaux dans le film. Ils représentent pour nous l'état naturel. La question de la vie et de la mort ne se pose évidemment pas pour eux. Ça nous permettait de recentrer les choses, de montrer aussi la simplicité de ce rapport-là.

C. : Vous terminez votre cinquième année. Le prochain projet sera commun ?
Sarah : Non, on fait chacune un film différent en deux ans car il y a la possibilité à la Cambre de prendre deux ans pour la dernière année. Les arbres nous a demandé tellement de temps et d'énergie que l'on n'avait pas vraiment la tête à repartir sur un autre projet immédiatement.
Manon
: Et puis pour faire un film, il faut avoir des choses à dire, et pour pouvoir dire des choses, il faut en avoir vécues... Quand on s'enferme, comme on l'a fait, dans une pièce pour dessiner... à moins de faire un film sur moi-même en train de dessiner, je ne vois pas très bien ce que je pourrais raconter !
Sarah : On préfère se séparer pour le prochain, car il est très important pour nous d'avoir chacune une identité et de ne pas l'oublier.
Moi, je vais faire un film à partir d'un voyage en Irlande que j'ai fait, il y a deux ans. Je l'avais commencé comme une lettre que j'écrivais à Manon....
Manon
: Moi, je fais un film sur un homme dont le squelette est hors de son corps.. un homme mou. J'espère que ce sera drôle.
Ce premier film ensemble a tellement bien marché ! C'est encourageant mais, en même temps, ça nous met la pression !

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