O Brother édite, cet automne, l’un des films belges qui a le plus ému et dérangé en 2012. Connu pour ses sujets épineux, le réalisateur de Nue propriété et Elève libre continue, dans ce cinquième long métrage, à explorer la frontière du non-éthiquement correct.
À perdre la raison de Joachim Lafosse
Tirée d’un fait divers encore brûlant (l’infanticide de Geneviève Lhermitte à Nivelles, source d’inspiration du film, ne date que de 2007), l’histoire gêne souvent car elle apparaît comme trop dure et trop proche, et que le spectateur, d’emblée bouleversé par un crime inexplicable, aimerait avoir prise sur le raisonnement de cette mère assassine.
Or, Lafosse ne donne jamais de réponses. Il ne veut pas tenter d’expliquer pourquoi, mais cherche à mettre en scène le processus d’étouffement qui peut conduire à un tel acte. Du coup, le cinéaste ne recrée pas un monde qu’il maîtrise parfaitement, mais restitue, par sa mise en scène si près du réel, un semblant de pris sur le vif. La réalité, toujours lui (et donc nous) échappe. Dans le huis clos qu’il met en place, sa caméra se tient sans cesse à distance. À la sauvette, elle reste cachée derrière une porte, une épaule, sonde les visages et les yeux de plus en plus fatigués de Murielle, en gros plans, sans jamais en dévoiler le mystère. Ainsi s’exprime la logique tragique implacable qui flotte autour de ce drame terrible.
C’est aussi grâce à sa maîtrise de la dramaturgie que le réalisateur réussit à montrer le déploiement insidieux et irréversible des liens pervers qui se tissent peu à peu entre Murielle, son mari Mounir, et André, le père adoptif de celui-ci. Les sept années durant lesquelles se passe l’action sont découpées avec un sens de l’ellipse à la hauteur des frères Dardenne. Et on assiste, impuissants, à la métamorphose de la jeune mère, une métamorphose corps et âme qui a valu, à Emilie Dequenne, son deuxième prix d’interprétation à Cannes.
Car, c’est certain, la puissance du film tient également dans la performance de la jeune actrice belge et dans le trio éclatant de justesse qu’elle forme avec Niels Arestrup et Tahar Rahim. Tous les trois, investis dans leurs personnages, participent à ce sentiment de réalité qui serre d’autant plus à la gorge quand on sait que cette histoire n’est pas aussi fictionnelle qu’on pourrait le croire.
Mais Lafosse tient à rappeler, avec conviction, durant l’interview du bonus, que le cinéma reste un art du faux. C’est à chacun, grâce à la part de mystère qu’il laisse obstinément dans le cadre, de construire son avis personnel sur ce drame.
La sortie en DVD du film offre l’occasion d’approfondir le débat qu’À perdre la raison continue de susciter par son existence même. Peut-on présenter, comme ordinaire, une jeune femme dont l’acte terrible la rend monstrueuse ? Un cinéaste a-t-il le droit de donner sa vérité sur un fait divers encore brûlant d’actualité ?
Fervent défenseur d’un cinéma qui sème le trouble, son travail ne peut pas laisser indifférent. Peu importe s’il plaît ou non. Au-delà de ces qualités essentielles du cinéma qu’il questionne, et qui ne concernent finalement que la vision personnelle que chacun en a, le film relève le pari de toucher le spectateur avec force.