La mort, un sujet qui pourrait paraître terrassant. Et pourtant, Will Mathijs réalise avec Cells un film drôle et noir, poétique et effrayant. Quand il arrive à Cinergie pour s’entretenir de son film, il parcourt les étages du bâtiment comme s’il était à la maison. Il s’arrête à tous les paliers, discute avec tout le monde. À Cinergie, au 4e, quand il arrive finalement, il fait une pause au milieu de l’interview pour aller fumer une cigarette et, à la fin de l’entretien, embarque quelques-uns pour aller boire des bières. À l’image de son film, le jeune réalisateur flamand est plein de verve et d’humour noir, entêté et persévérant, décontracté et politiquement très incorrect, voire totalement rafraîchissant.
Rencontre avec Wil Mathijs - "Cells"
Cinergie : Comment s'est déroulée cette rencontre avec ton personnage, le bio-artiste Martin uit den Bogaard ?
Wil Mathijs : Je l’ai rencontré après une exposition de son œuvre Painting and singing finger à la Verbeke foundation, en octobre 2010. Son travail m'a tellement questionné, qu'il me fallait rencontrer l'artiste. Ses coordonnées étaient disponibles sur son site Internet, il était très ouvert et transparent, j'ai donc pris rendez-vous avec lui.
Il m'a montré son atelier où j'ai été frappé par l'odeur très forte des corps en décomposition.
Au début, je voulais faire un petit film expérimental d'une vingtaine de minutes en dix jours de tournage, mais au fur et à mesure de la découverte du personnage et de son œuvre, je me suis dit qu'on devait rallonger l'idée qui s'est développée. On s'est alors mis à écrire un scénario.
C. : Quel est la place de Martin dans la création de ce film ?
W. M. : Son but était de trouver une partie de corps humain plus grand que le doigt qu'il possède déjà, une jambe ou un bras, quelque chose de plus expressif visuellement. Pour moi, c'était clairement un but dramaturgique dans une narration. En sous-texte, la seconde ligne narrative était qu'il voulait régler les droits d'utilisation de son propre corps après sa mort pour en faire la pièce ultime de son œuvre. Il m'est apparu évident de partir de ces deux lignes et de les entrecroiser pour construire mon film.
C. : Et vous avez travaillé ensemble à cette écriture ?
W. M. : Oui, j'ai donné plusieurs idées, comme celle d'aller chez les fonctionnaires d'une maison communale d'Amsterdam. Le reste doit rester secret, ça reste dans des boîtes en verre.
C. : Par rapport à cet univers très singulier, comment es-tu parvenu à conjuguer ces deux univers ?
W. M. : C'était une question d'intuition, la rencontre de nos natures. Son travail avec le doigt que lui a donné un ami artiste m'a tout de suite frappé, et je m'y suis instinctivement directement attaché. Au début, le but était de montrer l’œuvre via les gros plans macro sur les tissus, et le son, comme un chant de la décomposition qui sort de son œuvre. C'est tellement hypnotique que ça m'a pris tout de suite. Ça ressemblait beaucoup aux paysages sonores que j'ai fait. En travaillant sur la bande sonore du film, j'ai d'abord eu l'idée de commencer avec le son qui sortait des tissus, mais ça ne marchait pas tellement dans le sound design. J'ai alors utilisé d'autre sons que j'ai enregistrés, couplés à un synthétiseur. Les deux univers se sont surtout confondus dans le montage, c'est mon regard personnel sur son œuvre. Lorsque l'on regarde les tissus de très près, c'est très beau, c'est un autre monde que l'on voie, un univers caché. On a peur de la pourriture, la décomposition et de la mort, et ce que Martin veut faire, et moi aussi à travers ce film, c'est de romantiser, adoucir la mort.
C. : Tu as pourtant une approche sombre avec un générique presque horrifique et cette première séquence qui le prolonge, alors que le film se complexifie par la suite et se trouve être aussi très drôle, pourquoi choisir cette entrée en matière ?
W. M. : Tu dis que c'est sombre, mais c'est très modeste en même temps, je crois. Je voulais mettre les gens dans un état d'esprit qui leur permette de rentrer dans cet univers, pour ensuite augmenter le tempo. Il est également vrai que c'est très humoristique, un humour un peu noir, mais pour un sujet un peu lourd comme celui-ci, c'est bien de pouvoir apporter un peu de légèreté.
C. : Pour accompagner le spectateur, tu travailles beaucoup la mise en scène et ce, dès le début du film, créant ainsi une distance qui finalement n'en est pas une. Comment as-tu réfléchi ce rapport à ton personnage ?
W.M. : Des gens qui ont vu le plan au début du film, un plan en plongée du haut d'un arbre de 35 mètres, m'ont dit que c'était un plan prémédité, et que l'on ne pouvait pas faire ça dans un documentaire. Je pense que tout les gens qui sortent une caméra de leur valise font de la « mise en place ». Parce que l'on fait une coupure, une composition de la réalité qui nous entoure. Dès qu'on dirige une caméra vers un sujet, celui-ci va réagir autrement, ce sont toujours des choix. Je crois qu'un documentaire est très libre, on fait ce qu'on veut dès lors qu'on respecte l'univers de son personnage, son continuum. J'ai voulu commencer le film avec une atmosphère très typique, de manière à inviter les gens dans le film et les rendre sensibles au propos. On me demande souvent pourquoi j'ai fait ce plan là. Pour moi, c'est peut-être l'âme de la petite chouette qui regarde son corps, ou ses parents qui la regardent. Mais en choisissant de ne pas faire de contrechamp, je laisse au spectateur la possibilité de créer sa propre image.
C. : Tu cherches à interroger ce regard qu'on porte sur la mort, cette démarche n'est pas forcément bien appréciée.
W. M. : Le film a été interdit en Chine par la commission d'état alors qu'il était sélectionné en festival. Je l'ai aussi proposé à une chaîne en Hollande qui m'a directement répondu non : « On a peur, on risque de recevoir des lettres de spectateurs ». Ils voulaient couper 30 minutes dans le film pour rentrer dans leur format télé, et par là-même, censurer le film. Les images d'archives des années 90 d'une vache abattue notamment posaient problème. J'ai refusé car pour moi, ce film ne fait que montrer une réalité. Chaque jour on abat des millions de vaches, on mange des millions de steaks par jour, toi comme moi. On sait comment ça marche, mais quand on le montre ça devient choquant. On ne veut pas voir, pas sentir, pas savoir et c'est une position très hypocrite. Je peux comprendre qu'il y ait des gens qui soient sensibles. Par exemple, Martin dit aussi des choses sur le Pape qui ont été jugées trop subversives par cette chaîne hollandaise. Mais je pense que c'est juste de l'hypocrisie : si les gens ont peur, c'est parce que la politique et la religion veulent qu'ils aient peur, ainsi, ils sont plus gérables et faciles à manipuler. Mais comment peut-on être humain, transparent et heureux en vivant dans un monde angoissant ? Devrait-on toujours avoir peur car ça, ça ou ça est interdit, c'est assez bizarre en fait. Puis, je trouve complétement idiot de censurer un film, ça parle d'une vérité et pourquoi ne pourrait-on pas la montrer ? Mon but n'était pas du tout de choquer les gens. Je voulais montrer par exemple Martin, qui a abattu une vache de manière totalement réglementée comme chaque jour dans les abattoirs. Il a gardé les parties qui ne sont pas mangeables comme la tête et les pattes, et les a mis dans des boîtes de verre pour montrer ce que c'est que la décomposition. C'est un de ses collègues qui a filmé l'acte et moi, j'ai remonté ces images d'archives. C'est vrai que j'ai tellement remonté que ces images en deviennent peut être un peu choquantes, mais ça se passe comme ça : la vache meurt et on la mange, ça fait un bon steak. (Sourire)
C. : Peux-tu nous parler de la mort qui est fortement présente dans le film ?
W. M. : La mort, c'est un thème très présent dans toute l'histoire de l'art. Je pense à des peintres comme Rubens, Caravage mais aussi à des écrivains, des philosophes. C'est un thème également très présent dans notre culture parce que la mort fait, selon moi, partie de la vie, elle la met en perspective. Mais, la bizarrerie, c'est que notre société nous refuse de vieillir. On ressent une angoisse à son propos. Les abris-bus, par exemple, sont remplis de pubs pour des produits cosmétiques contre le vieillissement, la décomposition, aller à l'encontre de la nature même. Le commerce, les medias véhiculent l'image d'une jeunesse qui devrait être éternelle, nous devrions toujours paraître 20 ans de moins, avec des lèvres comme ceci, des traits comme cela et c'est cela qui est étrange car la mort est naturelle, ça part d'une transformation biologique.
La mort est aussi une idée très abstraite pour les gens. On est tellement occupé à vivre que lorsqu'elle arrive, c'est la panique totale ; on ne comprend pas, on n'y a jamais vraiment réfléchi. Quand un membre de la famille décède, un ami, la mort est « déjà » là, c'est à cet instant-là qu'on essaie de l'adoucir, mais pas avant. C'est l'angoisse de la mort dans notre monde occidental, d'autres cultures ont une démarche différente ; tu montres le corps un mois au lieu d'une semaine comme chez nous. La mort est une partie de la vie qui simplement est naturelle.