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Trafic 77- printemps 2011

Publié le 12/05/2011 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Livre & Publication

Printemps mal embouché avec la catastrophe nucléaire de Fukushima au Japon. L'occasion de rappeler que l'article de Jacques Aumont sur Stalker d'Andreï Tarkovski se trouve dans notre numéro précédent (n°157).

Trafic 77- printemps 2011

La revue démarre avec un texte amusant de Jean-Paul Fargier sur les réalisateurs qui décident de tourner LE dernier film de l'histoire du cinéma avant que ne survienne, selon eux, la mort du septième art. Le titre de l'article : La Tentation du dernier film. On connaît le dogme sur le deuil esthétique d'un cinéma moribond que ne cesse de nous conter Jean-Luc Godard. « Quand Film Socialisme s'achève en silence sur son absence de « Fin » (peut-être parce qu'il se fantasme en son entier comme le mot « Fin » de toute histoire du cinéma), on se prend à rêver (nous qui ne confondons pas fantasme et réalité) qu'il pourrait être suivi d'un autre ». Mais JLG (1) n'est plus le seul à nous filer les derniers épisodes avant une chute bien plus longue que prévue du cinéma. Fargier nous parle donc, outre de Film socialisme,de Rubber de Quentin Dupieux. Ce dernier vient de la musique électronique, la « techno » et nous offre, dans ce style qui consiste à copier/coller/déformer toute la gamme des genres cinématographiques (de Hitchcock à Tarantino en passant par Lynch), via un pneu accro à la télévision qu'il regarde avec assiduité (des séries les plus surcodées et les téléfilms les plus éculés). Parmi les aventuriers « casse-cou ou casse-couilles » du « dernier film » ludique, Fargier a découvert The Clock de Christian Marclay, un artiste vidéo. Recycler à l'infini, avec l'humour de Canal+ et en se servant de You Tube, le spectacle du passé de façon pulsionnelle semble devenu addict pour les champions d' « après moi le déluge ».

Nous vivons la fin du cycle des « post-modernes », dans l'esthétique du duplicata (les images de Lady Gaga en sont la métaphore parfaite).Vous nous direz que rentrer dans un entre-deux cinématographique fait partie de la vie de tous les arts en général depuis quelques siècles. Que c'est donc seulement une fin de cycle en attendant le nouveau cycle qui va naître. Oui, oui, sauf que les gens qui vivent dans l'entre-deux ont le choix entre le présent-passé ou un présent-avenir et que celui-ci est plus intéressant à envisager et à imaginer.Il est permis de préférer aux vieilles recettes occidentales inaugurées par Marcel Duchamp, poursuivies par Andy Warhol (la copie des copies) – et recyclées via la ronde des images qu'offrent Internet – à la croyance dans le cinéma que nous offrent Apichatpong Weerasetakul, Hou Hsiao-Hsien, Tsui-Hark ou Jia Zhang-Ke, cinéastes d'une Asie qui ne se vit pas comme déclinante et dépressive mais au début d’un cycle. Une fraîcheur naïve diront certains, mais bien plus stimulante que les répétitions à l'infini, que le prétendu « melting-pot » des copies du deuxième degré au dernier degré.(2).
Raymond Bellour présente six essais sur Pedro Costa, cinéaste portugais dont les films naviguent entre le documentaire et la fiction. La plupart de ses films, tournés en DV numérique, nous parlent des marginaux et des immigrés des quartiers populaires de Lisbonne, principalement de Fontainhas, un quartier aujourd'hui détruit. Ce monde qu'il nous montre vit dans le manque, au milieu des pelleteuses, dans la pauvreté, et devient une sorte de refoulé qui n'intéresse donc personne. Pedro Costa, en nous présentant le monde des petits, des déclassés et des laissés pour compte, nous offre un autre pan d'une civilisation ensorcelée par le catéchisme futuriste de la technologie. Sur ces films hors normes, Cyril Neyrat écrit : « À l'échelle d'un art : le cinéma a connu l'une de ses renaissances, peut-être la dernière en date, dans un bidonville de Lisbonne, entre les murs d'une chambre verte. Costa a été le premier à poser la DV sur le pied d'Ozu et Straub, à en extraire les lumières de Tourneur pour ranimer sur l'écran l'énergie primitive du cinéma » (3).
Dans Pedro Costa, cinéaste de la lisière, Anthony Fiant s'intéresse à la trilogie qu'a consacrée Pedro Costa à Fontainhas : Ossos, Dans la chambre de Vanda, En avant jeunesse, mais aussi à l'esthétique politique du réalisateur (4) et son utilisation de la DV : « La DV est faite pour voir de petites choses, souligne Costa, pour filmer le microscopique plus que le général. On ne peut pas vraiment filmer des paysages ou des arbres en vidéo, parce qu'il y a beaucoup trop d'informations et de détails ».
Il nous parle aussi du rythme et de la cadence notamment dans deux films. Avec Où gît votre sourire enfoui ? Costa filme le couple Jean-Marie Straub et Danielle Huillet pour «Cinéma de notre temps» l'émission de Janine Bazin et André S. Labarthe. Dans la version télévisuelle de 50 minutes pour Arte (5) Straub-Huillet montent une nouvelle version de leur film Sicilia ! à l'école du Fresnoy. Avec le souci pour Pedro Costa de filmer un « resserrement spatial qui permet de sélectionner seulement quelques phases du processus de création en les concentrant dans un lieu quasi unique et exigu : la salle de montage ». Dans Ne change rien, il s'agit du studio d'enregistrement où Jeanne Balibar cherche le bon tempo, la bonne cadence pour sa voix qui résonne différemment d'une scène de théâtre.
Autres textes de Bernard Eisenschitz, de Jonathan Rosenbaum, de Jean-Louis Comolli, de Jao Mario Grilo et de Pedro Costa (les dialogues de son dernier film O Nosso Homem).

On apprend, cinquante ans après, plein de choses sur Cuba si grâce àun texte de Nathalie Mary intitulé Le bâton et les roues,à propos de l'interdiction de Cuba si de Chris Marker. Il s'agit de l'un des épisodes les plus surréalistes de la saga de Chris Marker, ce poète, romancier, photographe et cinéaste (de la réalisation au montage). Prince de la singularité dans l'universel, voyageur impénitent, Marker n'a cessé de parcourir notre planète, du Japon à la Sibérie en passant par l'Amérique latine ou l'Afrique. Tout cela pour nous offrir quelques nouvelles d'un monde humain dans lequel notre semblable peut être différent et donc intéressant. « Si loin qu'elles soient l'une de l'autre dans leurs manifestations et leurs croyances, deux cultures peuvent se comprendre sur le plan de la fonction poétique » (Chris Marker, p.3 de Trafic77). Cinéaste à la conscience sociale et artistique, Marker ne cesse de vouloir vérifier les rêves de son enfance (de Jules Verne à Blaise Cendrars) avec un style et un humour qui ne se relâche jamais.
Cuba si, (au départ intitulé Celebracion) court métrage qui entend nous parler du second anniversaire de la victoire des « barbudos » castro-guevaristes cubains, a été réalisé en 1961 juste avant l'incroyable coup de force du débarquement des forces anticastristes venues de Floride, à la Playa Giron de l'île de Cuba. Un second film intitulé Liberté est en cours de montage. Un certain Louis Terrenoire, ministre gaulliste de l'Information de la cinquième république interdit le premier film Cuba si. Deux ans plus tard, en février, une seconde version remodelée est autorisée par Alain Peyrefitte nouveau ministre de l'Information (bien connu des contestataires de mai 68 pour sa défense de l'ordre) mais refusée par Marker face à une censure à peine déguisée. En mai, la première version du film est enfin autorisée sauf dans les territoires d'outre-mer (ceux-ci pouvant semer l'épouvante en refaisant 1789 dans les îles). Pour nous raconter ce moment d'Histoire, Nathalie Mary s'est servi des archives de Pierre Braumberger, le producteur des deux films, des journaux et revues cinématographiques de l'époque. Incroyable mais vrai.
Suit Cuba vu par...un article de Sylvie Pierre, qui nous parle d'une époque où tout le monde désirait aller à Cuba. L'île étant devenue une sorte de folklore révolutionnaire un peu « tendance » dirions-nous aujourd'hui. Cuba, oui mais pourquoi ? Pour la contagion de la révolution communiste (souci principal de l'empire étasunien) ou la découverte du travail manuel dans les cultures du sucre de canne, voire pour les interminables discours de Fidel Castro «plus longs qu'une pièce de Claudel». Il faut rappeler qu'à l'époque, les dictatures militaires étaient au pouvoir en Amérique latine. Glauber Rocha, le grand cinéaste brésilien et d'autres cinéastes argentins et chiliens pouvaient disposer à Cuba de L'IACIC (Institut cubain d'art et d'industrie cinématographiques) pour réfléchir à leurs films et en voir d'autres à la cinémathèque de La Havane. Pour certains, comme Alice de Andrade, cinéaste de Noticiero ICAIC et fille de Joachim Pedro de Andrade, se sera d'apprendre le cinéma à l'ICAIC (l'Ecole internationale de cinéma et de télévision de Cuba). Passionnée et grande connaisseuse du cinéma brésilien, Sylvie Pierre nous donne plein de nouvelles du cinéma d'une Amérique du Sud dont l'hémisphère nord commence au nord avec le Mexique.

(1) Sur l’antisémitisme de Godard, deux livres viennent de paraître. L'un La Question juive de Jean-Luc Godard par Maurice Darmon aux éd. « Le temps qu'il fait » démontre le contresens de ce dogme. L'autre y succombe : Réponse du muet au parlant d'Alain Fleisher, éd. Du Seuil.

(2) Ajoutons que le cinéma asiatique se sert du numérique et des mangas sans abandonner le cinéma dans un recyclage permanent d'anciens films. Pour eux, les nouvelles techniques sont des moyens et non une fin en soi qui permettrait de formater le passé. Sur le sujet, lire le beau livre de Jean-Michel Frodon, Edward Yang, éditions de l'éclat.

(3) Costa est «au noeud du rapport entre une politique de l'esthétique et une esthétique du politique » in Le spectateur émancipéde Jacques Rancière, éditions de La Fabrique.

(4) in Dans la Chambre de Vanda, DVD + livre de 176 pages avec un long entretien de Pedro Costa, aux éditions Capricci, collection : Que fabrique les cinéastes ?

(5) Disponible dans la version de 102 minutes dans le DVD de Straub et Huillet, volume 5, aux éditions Montparnasse.