Voleurs de chevaux de Micha Wald
Quelques heures de train pour atteindre le plateau. Oh my god!, s’exclame-t-on lorsque nous traversons Spa, la ville des reines et des eaux. Spa a des airs de ville du Far West avec ses maisons de bois en balustrades, ses longues avenues dégagées et ses pentes d'arbres et de rochers. Spa-Wyoming. A quelques mètres du tournage, nous savons que nous y sommes aux nombres de personnes qui déambulent couvert de veste en peaux ou de robes fleuries "à la cosaque" et de bottes crotées. Pendant qu'on file et répète la scène là bas, eux attendent docilement, ici, près des sandwichs et du café. On capte l’un d’entre eux qui mastique une bouchée de sandwich au fromage en observant les lieux et laisse échapper une rondelle de tomate, tache rouge sur le vert de l’herbe. Un régisseur dégingandé, avec des boucles foisonnantes au-dessus des oreilles nous propose en vain de partager leur repas. Curieux, on préfère suivre le petit chemin entre le presbytère et le cimetière pour plonger dans l'univers du film.
Dans une grande salle tout en bois, surmontée d’un toit de toile blanche, où trône l'énorme tronc d'un arbre dont on ne verra pas la futaie qui pousse ailleurs, des tables de bois tout autour couvertes de rayures, d'un côté de la scène une petite estrade où quelques musiciens s'échauffent, de l'autre, un bar. Le décor est brut, nu, sombre, comme les poutres ou les murs aux briques qui s'effritent. On y voit peu, des bougies et des verres de terres cuites parsèment les tables du banquet. On a un regard panoramique sur cet endroit qui habite les rêves de Micha Wald, le réalisateur de Voleurs de chevaux.
La scène qu'il tourne aujourd'hui est l'une des rares scènes qui compte de nombreux figurants. Une journée chargée s'annonce, il s'agit de chorégraphier une trentaine de personnes, quatre jeunes garçons au comptoir en train de rire et de boire, les musiciens dans le fond, les danseurs… Une scène de bal. Grégoire Colin venu sur le plateau alors qu'il ne tourne pas, "pour s'imprégner de l'ambiance" résume le film comme un "revenge movie", avec ses passages obligés. Cette scène de bal lui fait penser à Michael Cimino et à Heaven’s Gate. C'est ce qui lui plaît, justement, chez Micha : "C'est quelqu'un de très rigoureux, il a envie que les choses soient justes, les costumes, la patine, le décors…
Et je le trouve juste à chaque fois. Il a déjà cette rigueur et cette attention qui augure toujours de bonnes choses." Son rôle ? " Je suis un fils de voleur de chevaux, orphelin et je traîne avec moi mon petit frère, Elias. Par ma faute, il est devenu boiteux. Un jeu de gamin qui a mal tourné. Je l'ai obligé à défier un bouc qui lui a pété la jambe. J'ai un peu le poids de cette culpabilité sur les épaules. Je suis exclusivement concentré sur deux but : remplir la gamelle et veiller à ce que mon petit frère ne manque de rien, à ce que personne ne lui fasse du mal. Il faut couper du bois pour chauffer et voler des chevaux pour manger. Il se trouve que je vais croiser deux frères cosaques, je vais en tuer un et l'histoire de la vengeance et la traque va commencer. Mon personnage est assez violent. C'est normal… enfin, pas forcément (rires) mais vu sa condition sociale, son quotidien, c'est un personnage très brutal. Il a avec son frère une relation extrêmement possessive. Jusqu'à l'envahissement. Il ne lui laisse aucun mouvement de liberté. L'obsession de Roman est d'endurcir son petit frère. De l'autre côté, il se passe exactement la même chose. Jakub veut rentrer chez les cosaques et son petit frère ne suit pas, alors, il veut l'endurcir. Le film fonctionne ainsi, en symétrie. " En trois actes, une tragédie de la vengeance.
La plupart des techniciens ont le look pantalons baggy d’où émergent tournevis, ciseaux, etc. ou des short tongs surmontés de tee-shirt sombres griffés des marques les plus improbables genre-Nikon-c’est-canon. A droite, une estrade occupée par un quatuor de musiciens prêts à se lancer dans une musique de danse folklorique. Le violoniste nous confiera que le plus difficile est de faire semblant de jouer à un moment de la prise. Car, pour bien faire semblant de jouer au violon, il faut tout de même mouvoir l'archer sur les cordes et qu'il peut à tout moment les heurter et produire un son. Au fond, à gauche, un bar sur lequel s’accoudent quatre adolescents en virée. L’un d’eux s’étrangle : « Oummph » et les autres de s’esclaffer hilares. Jean-Paul De Zaeytijd (le directeur photo) sourit cellule à la main tout en contrôlant la lumière réfléchie par leur visage. Derrière lui, l’équipe image règle les deux caméras Super 16mm : une Arriflex 16 SR3 munie d’un objectif 14mm (plan large) et tout à côté une Aaton, plus légère munie d’un objectif 32mm (plan serré).
Le nez dans le découpage de Voleurs de chevaux, Micha Wald, le réalisateur relève la tête et plonge le regard dans celui d’un adolescent – et c’est là une chose peu banale voire surprenante : bien qu’entouré d’une foule bigarrée et bruyante et de techniciens en souci de précisions, de deux caméras et de leurs servants, le réalisateur fait preuve d’un manque de total de stress, d’un flegme british et pour tout dire à l’air de s’amuser – et discute du tempo du dialogue entre les quatre protagonistes.
Grégoire Colin s'en étonne un peu, presque avec soulagement. Nous aussi : Micha, qui tourne son premier long métrage, a l'air dans son élément comme un cosaque sur sa monture. Jacques-Henri Bronckart, son producteur de passage sur le plateau, lui, ne s'étonne pas : "Micha est toujours comme ça" dit-il en riant. C'est vrai, il se ballade de ci de là, discute avec ses techniciens, rit avec ses comédiens. Mais quand ça tourne, ça tourne. Il y a sur le plateau une ambiance détendue, un peu potache et énergique. La jeune héroïne du film, le seule personnage féminin, interprétée par la québécoise Mylène St Sauveur est sagement assise sur l'un des bancs et observe les allées et venues. La jeune fille de 16 ans a commencé jeune les castings avant de faire quelques longs métrages, à commencer par l'un des gros succès québécois de l'an passé, L'incomparable Mademoiselle C et Familia de Louise Archambault, un film présenté au Festival de Locarno. Le teint rose et frais, souriante, elle se plaît au milieu de tous ces hommes, se sent à l'aise. Venue dix jours pour tourner, tout le monde la chouchoute et elle s'esclaffe : "J'adore !". Coiffeuses, maquilleuses, habilleuses s'empressent en effet autour d'elle. Elle est la seule jeune fille de ce film et les femmes en profitent. Ceci dit, elles sont aussi aux petits soins autours des beaux jeunes hommes : Adrien Jolivet, venu mettre sa tête en amorce d'un plan, Grégoire Colin qui, le temps d'une scène, quand le premier s'est absenté, propose à Micha "Tu veux que je fasse la doublure ?" Rires sur le plateau, et le voilà qui s'y prête.
"On y va, on répète, attention, hé ho ! Silence à l’extérieur !" L’un des ados essaie de remplir le verre de son copain. "Allez, encore un petit verre !" Refus. "Mon frère ne veut pas que je boive". "Si tu ne bois pas chantes-nous une chanson". "J’ai pas trop envie de chanter". Il s’y met pourtant d’une voix de haute-contre, les figurants dansent. Coupez ! Changement d’axe, l’Aaton se place à droite de l’Arriflex. Jean-Paul De Zaeytijd corrige la lumière en fonction du nombre de bougies allumées et ajoute des néons pour déboucher l’arrière-plan des deux cadres. François-René Dupont dont c'est le premier film et qui interprète le jeune Elias doit boire "cul sec", entouré d'amis qui l'encouragent. Micha crie "cul sec, cul sec, c'est un concours de cul sec". Quand il chante, les danseurs doivent s'arrêter, les musiciens aussi. Sa voix claire et douce raconte une comptine un brin mélancolique, où il est question de soleil rouge, de vent et de brouillard, et surtout de chemin. Et l'on sent sur le plateau l'émotion déjà que la scène à l'écran diffusera.