Métier : Réalisateur
Ville : 4000 Liège
Province : Liège
Pays : Belgique
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L'ivresse du grain de la pellicule
Calfeutré dans la lourdeur un peu moite d'une petite salle sertie de cercueils mauves et noirs, je me souviens avoir été souvent au bord du vide, à trop vouloir entrer dans les ombres de l'écran. Mon père - je devais avoir quinze ou seize ans - m'entraînait là au milieu de la nuit, moitié pour me faire plaisir, moitié pour n'être pas seul au moment d'affronter les visages défaits des héroïnes de Bergman où les coups de sabre des Samouraï de Kurosawa. Nous y passions des heures sombres et magnifiques, prisonniers d'un plaisir vaguement interdit, à en juger par la désertion progressive des autres spectateurs.
Le Styx, mémorable fleuve de ce petit enfer cinématographique, fut aussi le lieu d'une autre découverte plus nécessaire encore à ce que j'ai tenté de retrouver ensuite : l'ivresse du grain de la pellicule projeté sur un écran. Il suffit que je songe un instant à ce grain, aux formes fragiles qu'il élabore dans le vide, pour que j'oublie aussitôt la pesanteur des procédés de fabrication d'un film ou la naïveté inhérente à sa tentative de représenter le réel. De même, je conçois assez bien qu'on prenne la plume par amour de l'encre et du papier, ou le couteau à cause des chairs qui s'ouvrent et du sang qui glisse sous la lame. Il s'agit moins d'aimer les outils que l'on manie, particulièrement rédhibitoires en matière de cinéma, que la manière dont ils font leur trace dans la vie. Les bateaux eux-mêmes, paraît-il, n'aiment rien tant que l'écume éphémère que fait naître leurs coques en partageant les eaux. C'est pourquoi il convient de préférer encore la chimie à l'électronique, l'aquarelle à l'image de synthèse, le waterzooi aux soaps américains et une voisine de pallier - qui a un grain de beauté sous le mamelon gauche - aux mannequins corrigés par le papier glacé. Le grain, à l'écran comme à la ville, c'est la vie.