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Au dos de nos images de Luc Dardenne

Publié le 01/09/2005 par Anne Feuillère / Catégorie: Livre & Publication

Le cinéma comme l’adresse 

Extraits d’un journal qui commence à la fin du mois de décembre 1991 pour s’achever au début de l’année 2005, avant de laisser le pas aux deux scénarios du Fils et de L’EnfantAu dos de nos images de Luc Dardenne est le récit d’une aventure artistique de près de deux cents pages. Instrument de travail, lieu de concentration et de tension, le journal donne à voir la construction de chaque film depuis l’échec de Je pense à vous jusqu’à L’Enfant.

Au dos de nos images de Luc Dardenne

 

Première, seconde, troisième, jusqu’à sept, neuf versions d’un scénario. Luc est au stylo, Jean-Pierre au téléphone (« Après deux mois de conversations, nous avons le plan du récit et les personnages principaux »). Peu à peu, les personnages se construisent, s’ébauchent, se redéfinissent. Les comédiens se choisissent en fonction de leur capacité à habiter les personnages, ou l'inverse. Le tournage bifurque, surprend un peu le scénario. La caméra interroge sa place, une manière de regarder un personnage s’impose. Une esthétique s’affirme de plus en plus fortement. Les méthodes se radicalisent. Avec cette réalité qui entre en jeu dans l’élaboration d’un film, jeu mêlé des volontés, des hasards et des intuitions. Sous nos yeux, s’élabore la genèse des oeuvres, d’une oeuvre.

 

Parce qu’il est fait de quelques lignes pour un jour, de quelques jours par mois, Au dos de nos images est tissé de silences, de tensions, de mûrissements hors champs, d’interrogations et de doutes nés ailleurs, déposés ici. Peut-être est-ce le propre d'un journal que de ressaisir la pensée, d'accueillir le travail intime du temps. Inachevé, il se livre en écriture, poétique, philosophique, faite d’aphorismes, de citations, de formulations fulgurantes, demi-mots chuchotés ou longues pensées interrogées. Dans la matière des jours, des mois puis des années, les blancs raturés de notes tissent des motifs, des rimes, des ricochets, une pensée.

 

Nouée, dénouée, renouée, elle se creuse et se rappelle à l’ordre, s’invoque pour créer un cheminement intense, farouche et modeste. Dans ses notes de lectures, ses citations, dans ses commentaires sur les films qu’il voit, dans ces leitmotivs qui riment ces quinze années (faits divers effroyables, film sur la déportation des juifs de Belgique, Auschwitz noir sur blanc ou à demi-mot), Luc Dardenne égrène les noms qui construisent non seulement une pensée mais une subjectivité. Il y a « Jean-Pierre », ombre portée sur chaque réflexion, double fantomatique, qui forme un « nous » décadré ; quelques noms sans éclairages (Emmanuelle, Lucie) ; des pères : Shakespeare, Michaux, Lévinas, Sartre, Gatti, De Sica, des pairs : Van der Keuken, Loach, Eastwood, Von Trier. Le livre, en recueillant d’autres images et d’autres mots, s’éclaire des milles feux d’autres pensées. Et Lévinas est la lumière la plus chaude à laquelle toute l’oeuvre des Dardenne peut se lire. De La Promesse, Luc Dardenne écrit : « Tout le film peut être vu comme une tentative d’arriver enfin au face-à-face ». Et sans doute est-ce aussi vrai de chaque film. En lisant le livre de Luc Dardenne, on perçoit à quel point la question sociale n’est pas tant le coeur des films que leur contexte, ce cadre violent qui met en jeu le face-à-face.

 

Le cinéma des frères Dardenne est certes de l’ordre du thriller. Mais peut-être aussi de l’ordre du western, une sorte de western qui prendrait racine dans les no man’s land de nos sociétés modernes, ces déserts économiques et affectifs, ces espaces de lutte à mort. Dans ce chaos émerge le face-à-face. «Tuer ou ne pas tuer ?», c'est ce duel que ce cinéma sans cesse interroge. La Promesse, Rosetta, le Fils, l’Enfant, racontent des histoires de meurtres (réels et/ou symboliques) qui n’auront pas lieu.

 

Chacun de ces films construit lentement, dans la tension, cette montée de l’événement, cet instant du choix, fatidique, du basculement toujours possible. Question première, question fondamentale à la naissance de la société, question justement mythologique d'un début de l’humanité. Pour l’homme pris dans le flux du vivant, le choix signifie sa naissance à lui-même (à l’humain, pourrait-on dire), son « trajet moral ». Cinéma existentiel, de la libération, cinéma éthique : les personnages des Dardenne avancent vers l’instant du choix. Ils ne sont réductibles à rien, sinon à cette irréductibilité, cette épaisseur qui les creuse de mystère. Opaques, lointains. Fuyant dans la marche, ou filmé de dos, ils vont à la rencontre d’un visage qui fera événement.

 

Tous ces faits divers racontés ici et là par Luc Dardenne disent l’imperturbable folie du monde. Ils portent les traces d’un effroi fasciné : que la bête tapie au fond des autres nous est familière. Car cet autre, ce pourrait être vous, « nous », moi. Jamais distante, jamais parlante, la caméra ne lâche pas son personnage. C’est qu’il s’agit d’y être, ou plutôt d’en être. C’est ce cri  qui vrille le livre de Luc Dardenne, ce déchirement: « il y a une peur des humains que nous sommes, une peur du mal dont nous sommes capables, dont je suis capable. C’est peut-être pour exorciser cette peur que nous montrons le travail du mal. C’est certainement pour cela et aussi pour l’instant où un être humain, un personnage, échappe à l’emprise de ce travail. » C’est cet instant que ce cinéma sauvage et brûlant traque inlassablement, ce moment évanescent d'une révélation, d'une annonciation au bord de l'anéantissement. Quand a lieu la conversion ? En quel nom ? A quel moment un visage parvient à nous appeler, de cette adresse bouleversante, à être homme ?

 

« Se mettre à la place de l’autre ? Est-ce possible ? Notre imagination a-t-elle cette force morale ? C’est cela l’enjeu du rapport entre Olivier et René. » écrit Luc Dardenne à propos du Fils. N’est-ce pas l’enjeu de ce cinéma ? Les Frères Dardenne filment des conversions, les appellent en nous de leurs voeux, silencieusement. C’est une adresse à notre endroit : « La conversion d’un individu dans la nuit de la salle obscure. Le destinataire secret de nos films ». De ces secrets muets, désespérés d’une foi qui tait son nom.

 


Luc Dardenne, « Au dos de nos images », Edition Seuil, 2005

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