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Caught In The Rain de Mieriën Coppens & Elie Maissin

Publié le 21/03/2022 par Anne Feuillère / Catégorie: Critique

Prendre part

En 1945, Pasolini pensait à travers l’image des lucioles les lumières fragiles des contre-pouvoirs dans la nuit obscure de Musolini. Mais trente ans plus tard, les lucioles ont disparu des campagnes italiennes, tout comme les traditions, les expériences, les modes de vie des populations rurales. Dans le grand théâtre étincelant de la société du spectacle, le rouleau compresseur de la modernité a fait son oeuvre. Dans un texte fameux paru en 1975, Pasolini déplorait la disparition des lucioles et désespérait désormais de la possibilité encore d’une résistance. Critique de cinéma, Pieter Van Bogaert signe la postface de la traduction néerlandaise de l’ouvrage de Georges Didi-Huberman Survivance des lucioles  qui, à partir de ces textes de Pasoloni, cherche ce qu’il reste aujourd’hui de trouées de lumière et peut encore faire « lucioles ».

Caught In The Rain de Mieriën Coppens & Elie Maissin

Dans le cadre de la grande rétrospective consacrée à Pier Paolo Pasolini par Cinematek qui se tient jusqu’au 18 avril, Van Bogaert a ramené sur le devant de la scène deux jeunes cinéastes belges le temps d’une soirée. Engagés dans le nœud de notre époque, Mieriën Coppens et Elie Maissin réalisent depuis quelques années des films dans les lieux qu’ils ouvrent et qu’ils occupent avec des personnes sans papiers. Ils tournent quelques-unes des « images-lucioles » de notre temps, de celles qui trouent l’obscurité de notre monde, et dont la persistance fait chemin.

Caught In The Rain s’installe statiquement dans une maison que quelques hommes nettoient. Le temps de l’attente, propre aux personnes sans papiers, qu’elles veuillent s’installer ici ou qu’elles ne fassent que passer, est un temps suspendu, un temps ruiné par l’irruption toujours possible de la menace. Dans une sorte de tension, placé sous le signe du plan fixe qui se déploie largement à l’écran, le film de Coppens et Maissin suivent les gestes de ceux qui travaillent là, entre quatre murs abimés, qui nettoient, déblaient. Mais ce qui est en ruine, c’est leur temporalité. Sans cesse aux aguets, les hommes s’interrompent pour fixer le hors champ d’une trouée de lumière, écouter le brouhaha de la ville qui traverse une fenêtre qu’on devine, un vrombissement d’hélicoptère, un sifflement. Prêts à quitter le lieu à tout instant, quand le temps de la fuite prend le dessus. Cette peur, cette menace qui peut surgir à tout instant de l’extérieur et qui transforme ces hommes en proie ou en ombres d’eux-mêmes, quand, tous, tête baissée, sous la pluie, dans la nuit noire, attendent, n’est pas une peur fantasmée. C’est la réalité du hors champ qui creuse leur quotidien, comme une voix, encore en off, viendra le raconter. Une descente brutale de flics et le temps s’est arrêté pour cinq mois. La maison, à la fois refuge et piège, est en ruine, toujours, impossible à construire.

Des images-lucioles, pourvues qu’elles soient « rigoureusement et modestement pensées », écrivait Didi-Huberman. Les films de Coppens et Maissin sont très exactement rigoureux et modestes. Il ne s’agit pas dans leur travail de « prendre parti ». Ce cinéma là n’est pas militant, démonstratif, rationnel. Il s’agit plutôt de « prendre part » à ce qui joue dans les marges cachées de la ville, refoulées dans la nuit des centres fermés ou sous la pluie de notre monde délabré. Et de « prendre position » c'est-à-dire de déplacer le regard pour déjouer la brutale machinerie du pouvoir. Leurs films s’accumulent, courts, comme des témoignages qui, les uns à côté des autres, viennent faire récit. Mais parce que leurs images sont parfois tournées dans des noirs et blancs granuleux sans âge, parce que les silhouettes, les lieux qui s’y déploient sont partout et nulle part à la fois, c’est bien plus qu’un témoignage qui se construit là. Ce sont des fragments de réalités échouées jusqu’à nous, suspendues dans un temps infini et qui construisent un récit qui semble n’avoir pas de fin non plus, et se rejouer sans cesse.

 

Une nouvelle rue
Mieriën Coppens - Elie Maissin
BE / 2022 / NB / 12'


Carry On
Mieriën Coppens
BE / 2017 / NB / 12'


Standing Guard
Mieriën Coppens - Elie Maissin
avec : Collectif La Voix des Sans-Papiers
BE/ 2019 / NB / 16'

Caught in the Rain
Mieriën Coppens - Elie Maissin
avec : Doulo Kandé, Billi Diarra, Mamadou DialloTaslim
BE / 2021 / 20' 

Caught In The Rain de Mieriën Coppens & Elie Maissin, à Cinematek le 24 mars 2022

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