Cinéaste et producteur : un duo infernal ?
Pourquoi les films se sont-ils formatés au cadre télévisuel au point de devenir, de nos jours, aussi fades et ennuyeux dans les salles (il est vrai qu'on peut y ronfler dans la chaleur face au froid de l'hiver). Autrement dit, pourquoi sont-ils devenus aussi mauvais ?C’est aussi ce que se demandait Pauline Kael dans Chroniques américaines: « de plus en plus de producteurs ont trouvé la solution ultime mais éphémère : par sa technique et sa destination, leur cinéma est devenu de la télévision. Aucun bouleversement majeur ne semble possible aujourd'hui – tel le regain d'énergie apporté à la nouvelle Vague en France qui a voyagé de pays en pays et a fertilisé le cinéma à son passage – tant que seuls les films qui rentrent dans les catégories éventées du passé trouveront un financement » (1).
Dès la préface de Cinéaste et producteur, un duo infernal, livre collectif, François Margolin signale, vingt ans après Pauline Kael, le rôle devenu majoritaire de la télévision.
Lucas Belvaux, réalisateur de la trilogie, Un couple épatant, Cavale, Après la vie avec Patrick Sobelman, nous raconte la genèse de ses trois films. Six mois de tournage en Super 16mm avec des acteurs qui ne sont libres qu'à de courts moments et un désir fort tant pour le réalisateur que pour le producteur et toute l'équipe.
Le désir, la passion, ça tombe bien, c'est le sujet que nous conte avec brio Jean-Jacques Beineix, tout feu, tout flamme. Le couple infernal producteur-réalisateur lui semble devenu un non-sujet. Mais encore, JJB ?
Flashback sur les producteurs n'hésitant pas à risquer leur propre argent – un cigare à la bouche et une limousine américaine comme symbole. Ils faisaient un métier extrêmement difficile qui nous a permis de voir défiler des phénomènes comme Anatole Dauman, Serge Silberman, Georges de Beauregard, Claude Berri et, à l'apogée de ce système, Daniel Toscan du Plantier. Après lui, le producteur devient l'employé d'une multinationale ou d'une télévision, paravent du guichet des banques. Cet employé, sorti d'un texte de Kafka, n'est pas seul, il a un cousin, spécialiste des affiches sur les bus et les trams, le mec du marketing et de la comm’ (le sophiste de notre siècle). Le rêve de celui-ci « consisterait à faire le produit le meilleur marché pour le plus grand nombre avec le rendement économique le plus rapide. C'est ça que cherchent les as du marketing, mais ils nous mènent à la catastrophe planétaire ».
Sur le pape de la « flagornerie permanente », le publiciste et sophiste Jacques Seguela, lequel prétend, toutes voiles dehors, que la France a la meilleure télévision du monde, Beineix, agacé s'exclame : « Quel menteur ! Mentir à tout le monde, tout le temps, c'est terrible ! Churchill disait qu'on ne peut pas mentir à tout le monde, tout le temps ».
En France, la télévision devenue de plus en plus importante a obtenu le rôle de banquier. « Un banquier devenu aussi directeur artistique qui commence à vous dire : Attendez, moi, pour faire plus d'argent, je préférerais que vous fassiez un peu plus comme ça ».
Dans le bref-bref du capitalisme financier privilégiant le cycle consommation-poubelle, l'art sert-il à quelque chose ? Pour eux, à rien, on s'en doute, mais pour la nouvelle génération ? Beineix nous ravit en signalant « qu'il faut rappeler aux gens l'importance de l'art, en général, dans une société. Le cinéma, ça nous permet d'inventer, de regarder, d'avoir plus de perspectives, d'avoir le sens critique. Cela nous permet aussi de transmettre à nos enfants quelque chose, de partager quelque chose ».
Suivent des rencontres avec Robert Guédiguian pour qui ne pas être son propre producteur n'est pas imaginable, Bertrand tavernier qui a déniché un producteur avec qui il a créé sa propre société. Enfin, ceux qui dépendent des producteurs devenus prestataires de service du tout-audiovisuel s'inquiètent, comme Patrice Lecomte, ou contournent l'épreuve en choisissant habilement leur producteur pour un travail sur commande.
Concluons ce panorama avec la réflexion de Frédéric Sojcher sur la circulation, très désirée, de la pellicule du réalisateur au producteur et vice-versa. Selon lui, une synergie est possible (un contrat moral) entre réalisateur et producteur lors de la fabrication d'un film, en dehors des producteurs/guichetiers, devenus les décideurs des grands groupes de communication audiovisuels et télévisuels.
Enfin, cette phrase nous ravit : « Pas d'art sans critiques d'art. Pas d'art, sans histoire de l'art. Au moins en Occident, depuis le XVIIIème siècle (le siècle des lumières). » Au moment où Cinergie.be se voit sans cesse reproché par certains filous propagandistes, de préférer la critique à la communication, nous ne pouvons qu’approuver cela. Surtout lorsqu'on essaye de nous conter fleurette en nous expliquant que le public a le droit de consommer des films oubliés le lendemain d'autant qu'on les lui offre sans même qu'il le demande. Sojcher insiste : « Il ne faut pas parler « du » public, mais « des » publics. La critique ne doit pas parler à « tous » les publics, mais permettre d'être un contrepoids au marché. Pas contre le marché. Mais avec d'autres critères que la seule rentabilité ».
On boit du petit-lait, sans pour autant avaler le lait du cinéma de prom-auteur d'un certain cinéma d'auteur. Frédéric Sojcher conclut par cette phrase : « Il faut sauver les producteurs ». Tout à fait. En tout cas, les aventuriers que nous avons perdus et qu'on espère tous retrouver. Comme, le souligne Bertrand Tavernier « Il manque réellement le rapport de personne à personne qui a tout le temps été un des moteurs essentiels de la création ». Avis aux intéressés.
(1) Pauline Kael, Chroniques américaines, éditions Sonatine.
Cinéaste et producteur : un duo infernal ? avec Jean-Jacques Beineix, Lucas Belvaux, Robert Guédiguian, Benoît Jacquot, Patrice Lecomte, Patrice Sobelman et Bertrand Tavernier. Présenté par N.T.Binh, François Margolin et Frédéric Sojcher aux éditions Archimbaud/Klincksieck, collection les Ciné-débats.
(1)Chroniques américaines de Pauline Kael, éd. Sonatine