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Delvaux is back Rendez-vous à Bray en DVD

Publié le 01/12/2004 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Sortie DVD

André Delvaux a ouvert la voie au long métrage belge de fiction. Et avec quelle classe ! La sortie sur support DVD, dans un superbe coffret de trois disques de Rendez-vous à Bray nous fait redécouvrir un film qui s'inscrit dans la modernité du cinéma européen des années soixante. On en vient se demander si à force de parler « de réalisme magique » (il est présent dans son oeuvre bien entendu) on n'a pas enfermé un cinéaste exigeant dans une case que son esthétique débordait largement. Entretien avec Philippe Reynaert & Isabelle Molhant, chevilles ouvrières, avec Catherine Delvaux (1), de cette résurrection.

Cinergie : Pourquoi André Delvaux souhaitait-il que Rendez-vous à Bray soit le premier de ses films à être disponible sur support numérique ?
Isabelle Molhant : C'est un désir qu'André nous a communiqué de son vivant lorsque nous l'avons rencontré. Comme dit Philippe dans la présentation qu'il fait sur le DVD c'était selon André, son film le plus heureux. Je suis contente que grâce à Mag Bodart et à la nouvelle imagerie nous ayons pu y parvenir.
Philippe Reynaert. : Pour nous c'était une donnée de base et Isabelle était soucieuse de respecter les volontés d'André Delvaux même si ce n'était pas le film le plus facile à numériser, le négatif n'étant pas étalonné. On s'est posé la même question que toi pour faire les bonus. Pourquoi ce film-là ? C'est alors qu'on a retrouvé un texte où il dit : « C'est sans doute de tous mes films celui qui est le plus heureux ». Curieux parce qu'il ne dit pas qu'il était heureux mais que son film l'était dans le double sens du mot. Après avoir beaucoup réfléchi -- pourquoi celui-là plutôt que n'importe quel autre - on est arrivé à la conclusion dont on a maintenant la certitude que c'est sans doute le film dans lequel il a le mieux réussi ce qu'il ambitionnait de faire. C'est-à-dire faire se rencontrer différentes formes d'art dont il était nourri : la musique, la peinture, la littérature, la gastronomie. Tout cela se conjugue avec bonheur dans Rendez-vous à Bray.

 

Andre Delvaux © Jean-Michel Vlaeminckx/Cinergie

 

C. : C'était une volonté de votre part de ne pas faire comme la Cinémathèque fait avec le cinéma flamand, éditer une série de films mais de sortir un film avec un accompagnement tellement attractif (un coffret de 3 disques) qu'on puisse espérer qu'il franchisse la barrière des générations ?
I. M. : C'était notre désir, au départ. C'était un bonheur absolu, partagé par Philippe et Catherine Delvaux de pouvoir faire ce genre d'objet. Le budget exceptionnel que la Communauté française a débloqué au lendemain du décès de Delvaux nous a permis d'atteindre ce résultat. Bien que le DVD coûte plus cher que la subvention obtenue mais cela a été rendu possible grâce aux éditions José Corti, à Julien Gracq, à Mag Bodard et bien d'autres qui nous ont gracieusement aidé en donnant des droits. C'était la seule manière de procéder étant donné la relation qu'entretenait André Delvaux avec les autres arts.
P. R. II y a une question à laquelle on ne peut pas répondre : quelles sont les politiques et stratégies des deux Communautés ? On est impressionné par le travail de la Cinémathèque Royale, avec la Communauté flamande, d'édition régulière systématique du cinéma flamand. Il y a là, un travail de sauvegarde. On peut dès maintenant avoir accès à une demi-douzaine de films flamands. C'est donc un travail important et intéressant. La Communauté française, jusque là n'avait pas inauguré une politique de sauvegarde via le DVD. Elle a décidé de concentrer l'effort de façon prioritaire sur un film et une oeuvre, celle d'André Delvaux. Et, il vrai qu'Isabelle a amené une plus-value extraordinaire parce qu'elle a su emballer le film de manière à en faire un objet attractif. Il y a d'une part une politique qui consiste à dire nous faisons une édition minimum, nous mettons la copie sur un DVD et celui-ci existant, c'est important. Mais si les jeunes générations n'ont pas envie de le lire ou d'acheter ce DVD on a fait un travail de sauvegarde et pas de transmission. Isabelle et Catherine Delvaux ont eu l'ambition depuis le début de faire de cet objet un objet de désir pour donner une deuxième vie au film, lui trouver un nouveau public. Partant de là, les paris sont ouverts pour la suite. Si comme, nous l'espérons ce coffret remporte le succès qu'il mérite, je suis sur que la Communauté française aura envie d'embrayer et de donner une suite.
I. M. : J'aimerais rebondir sur vos propos. On a une image de Delvaux comme cinéaste ayant accompli une oeuvre pointue, difficile d'accès. Il était donc important de rendre l'objet désirable pour que les jeunes générations puissent trouver un accès à ce genre de film. Le coffret offre différentes pistes. Il y a la lecture classique qui est le film, la lecture d'une partie de la personnalité d'André Delvaux par rapport au deuxième DVD et tous les bonus mais il y a aussi l'accès par le CD que je trouve personnellement très agréable à écouter sans compter l'accès par la lecture du Roi Cophetua de Julien Gracq. On donne un maximum de clés d'accès au film et à son réalisateur.

 

C. : Vous avez pris la métaphore de Met Dirk Bouts, qui n'est pas seulement un grand film sur la peinture mais est d'une pédagogie remarquable ?
P. R. : Delvaux était vraiment ce qu'on pouvait appeler un honnête homme dans le sens ancien du terme, c'était un homme qui s'intéressait à tout, qui était un homme de synthèse. On s'est mis dans ses pas. Je suis sûr qu'il aurait adoré ce qu'on a fait. Il suffisait d'aller chez lui, il te recevait entouré de livres, à côté du piano. Il vivait dans la synthèse. Il avait une démarche encyclopédique qu'on a essayé de suivre.



C. L'introduction que fait Philippe est non seulement pertinente mais attractive par rapport aux suppléments habituels qu'offrent les DVD, dont le propos relève davantage du marketing. Il faut ajouter que cela ne pouvait mieux tomber puisque ton mémoire de fin d'études était consacré aux rapports entre Delvaux et Gracq (De Gracq à Delvaux, d'un langage à l'autre)
Ph. R. : Le DVD boucle une boucle. Je dois ma carrière à Delvaux. On ne paye jamais entièrement ses dettes mais j'ai l'impression de renvoyer l'ascenseur vers l'au-delà. C'est très émouvant.
I. M. : Le tournage le fut.
Ph. R. : C'est exceptionnel. Jusqu'à présent ce n'était pas encore arrivé en Belgique. On a tourné un moyen-métrage. Le travail sur la lumière qui a été effectué montre que quel que soit l'image qui est derrière moi je suis raccord dans la lumière. Tout cela signifie passer une douzaine d'heures devant un écran bleu où, de mon point de vue c'était très déstabilisant. J'ai rendu un texte, le réalisateur et la productrice l'ont découpé en me disant : « on va faire la séquence 4, 6, 11 pour résoudre des questions d'éclairage ». Donc, le texte que tu suis en continu, comme pour un film, n'a pas été tourné dans l'ordre. Ce qui pour moi était très perturbant et en plus je n'avais aucune visibilité sur ce qu'on était en train de faire. On me disait : « tu te mets sur cette croix-là au sol et tu regardes plutôt dans cette direction-là ». Il y a un gros boulot d'imagerie digitale. Notamment la séquence où je parle de l'apport de la musique dans le film avec Matthieu Carrière qui derrière moi joue au piano.
I.M. : Je voudrais en profiter pour remercier les gens de Film Facilities Company qui nous ont permis de tourner et ceux de Stay Tuned qui est le studio d'Editing DVD qui a fait tous les menus et tout le travail dont Philippe vient de te parler.
Ph. R. Avec le sentiment de participer à quelque chose d'important. Il y a d'autres moments très émouvants. On n'avait pas tout anticipé. Isabelle a mis la main sur le négatif du film qui avait été bien sauvegardé par Mag Bodart. On peut penser qu'il suffit de le numériser. Sauf qu'il n'est pas étalonné ! Ce qui signifie qu'il faut opérer des choix artistiques mais à partir de quelles références ? On n'a plus que de vieilles copies aux couleurs estompées. Le miracle est qu'Isabelle et Catherine soient parvenues à convaincre Charlie Van Damme, qui était l'assistant de Ghislain Cloquet sur le film. Pour le coup on était dans l'émotion. J'ai été invité dans le studio et Charlie m'a dit : « Il y a deux fantômes dans cette pièce : André à ma droite et Ghislain à ma gauche. Le premier jour j'ai failli renoncer craignant de les trahir. Puis il y a un truc magique qui s'est passé. Dés le moment où l'on a commencé à regarder le film plan par plan, je me souvenais de tout. Ce que Ghislain avait dit, pourquoi il avait mis une gélatine. Là c'est devenu amusant. Parce que tout à coup, j'ai compris des trucs que je n'avais pas pigés à l'époque. Tout cela me paraissait évident. » Cela a été un moment très fort pour Charlie.

 

C. : Question plus délicate. Est-ce que la connotation « réalisme magique » accolée à l'oeuvre de Delvaux n'a pas desservie Delvaux en l'enfermant dans une case que son oeuvre débordait largement ?
Ph. R. : Comme tu le soulignes c'est une question difficile ! On était bien d'accord, les trois promoteurs du coffret, pour ne pas vouloir entrer dans une polémique qui n'intéresse pas le grand public. Pourtant on n'a pas pu s'empêcher au moment du décès de Delvaux, dans les différentes lectures faites par la suite, de se dire qu'il était peut-être réducteur de ne parler que de cela. Son apport au « réalisme magique » est indéniable. Il a lui-même beaucoup travaillé sur la question. Ce serait donc stupide de zapper cela. Mais d'un autre côté comme certains acteurs qui restent enfermés toute leur vie dans un rôle, je ne suis pas sûr que « le réalisme magique » ait toujours servi Delvaux à toutes les étapes de sa carrière. Donc, délibérément, on a décidé de privilégier dans notre approche, ce qui nous semblait un autre axe dans la personnalité de Delvaux, c'était cette poly sensualité, ce goût des arts. Parce qu'on ne veut pas, au moment où s'entame une deuxième vie de ce film, repartir sur le même malentendu.

 

Andre Delvaux © JMV/Cinergie

 

C. : J'ai redécouvert un film qui s'inscrit dans la modernité que le cinéma a développé dans les années soixante. Curieusement, à la fin de sa vie, certains l'ont enfermé dans un classicisme - voire un académisme !--qui lui est complètement étranger ! On constate que la forme est extrêmement travaillée notamment au niveau des flash-back qui ont un tempo d'une justesse peu commune. Sans, pour autant, obliger le spectateur à y faire davantage attention qu'au récit. C'est ce qui fait l'actualité du film. 
Ph. R.
 : Depuis des années des scénaristes viennent vers moi, pour que je donne mon avis. C'est pareil pour Isabelle. Dix fois, quant on tombe sur des problèmes de construction des flash-back, donc de déstructuration du récit pour intégrer le passé, dix fois j'ai donné ma vieille K7 VHS, usée jusqu'à la corde, de Rendez-vous à Bray  en disant : regarde cela, analyse et puis on rediscute. Parce que pour moi, Rendez-vous à Bray, est vraiment un exemple remarquable d'un tempo et d'une manière assez extraordinaire de se servir du passé pour nourrir le présent du récit. On est à des années lumière de la construction en flash-back du Jour se lève, du bon gros flas-back où à la fin du film on retourne au présent. Ici il y a un jeu à la Alain Resnais. Il y a des moments où l'on est bien en peine de dater le flash-back. Comme tu dis, il y a eu certaines personnes qui se sont couvertes de ridicule en attaquant Delvaux de son vivant sur un prétendu classicisme ! Il y avait un malentendu total il y avait une réussite de Delvaux et une résistance à la négation de la narration. Effectivement il a représenté, et aujourd'hui ce courant revient en force, un type de cinéaste désirant raconter une histoire. Il a donc été pris comme une sorte de repoussoir de gens qui sont partis dans la transposition visuelle du nouveau roman et de la mort du récit. On affirme que Delvaux était un amoureux du récit et le déstructurait dans tous les sens. De là à dire que cela définit le classicisme !. Je trouve qu'aujourd'hui en regardant la nouvelle copie du film on redécouvre cette modernité. On la revit.

 

C. : Tu fais remarquer l'ouverture à l'iris du gros plan de Matthieu Carrière qui a les yeux baissés et puis les ouvre. On ne sait pas si on est plongé dans le souvenir, dans la mémoire de Julien ou dans la réalité. L'ambiguïté est présente comme lors du dernier plan qui boucle le récit. Par ailleurs André Delvaux a donné un développement de la nouvelle de Gracq qui est très original !
Ph.R. : Il l'a complètement nourrie de tas d'éléments qui ne s'y trouvaient pas. C'est une des raisons du bonheur de ce film. C'est que le texte étant court, il était ouvert et Gracq n'a jamais empêché Delvaux de digresser. Quand il y avait un vide, Delvaux aimait l'occuper avec son récit à lui.
I.M. : On a voulu donner au spectateur la possibilité de faire ce cheminement lui-même en ne lui fournissant pas cent mille explications. Il y a la nouvelle, le film. En prenant connaissance des deux, tout cela est très évident.

 

C. : Qu'en est-il du tableau Le Roi Cophetua et la servante de Burne-Jones ?
Ph. R. : On ne peut passer à côté. Le tableau est au coeur du film et il est détaillé par la caméra qui s'y promène un peu comme Storck se promenait dans l'Agneau mystique. Ce tableau c'est Gracq qu'il l'a découvert et qui l'a marqué. Delvaux se l'est approprié de même que La mala noche de Goya qui est évoqué dans la nouvelle mais n'est pas présent dans la maison. Il le ballade dans plusieurs endroits. Si tu es attentif tu t'aperçois que ce tableau t'aide dans la chronologie du film. C'est une donnée quasi subliminale.

 

C. : Le film a-t-il été restauré en Haute définition ?
I.M. : Oui. Pour les fins de la conservation il existe un master Haute Définition. Parce qu'on s'est aperçu que même si le négatif a été bien conservé aux labos Eclair, le support pellicule perd de ses couleurs et donc il nous a semblé que c'était le moment où jamais pour fixer les couleurs et la mettre non seulement sur support digital mais sur support Haute Définition. On peut craindre que Un soir, un train qui est conservé dans les mêmes conditions mais est plus vieux de trois ans ne subisse des pertes irrémédiables.
Ph. R . : Raison de plus pour s'y atteler.

 

C. : Parlons du CD, ce n'est pas courant de joindre un CD à un DVD.
Ph.R. : Il mêle des extraits de dialogues, la comptine, les musiques de Frédéric Devrese. D'autant que ce qui amusait beaucoup Delvaux était de faire changer la musique de statut. Qu'elle soit diégétique, intégrée dans l'histoire, ou extra-diégétique. Tu as une petite fille qui joue à la marelle en chantant une comptine, Julien l'entend, il reprend la mélodie au piano puis tu as un flash-back et la musique est devenue celle de ce flash-back joué sur un tempo de ragtime ! Ce CD est un peut le sommet de l'expérience pour tous ceux à qui on proposera ce coffret, c'est-à-dire qu'ayant vu le film et les différents bonus il ne reste plus qu'à se mettre dans son fauteuil, d'écouter le disque et tout arrive à ta rencontre comme des fantômes. A ce moment-là toutes les images sont dans ta tête et plus sur un écran. Elles sont générées par une expérience sonore !
I.M. : Je voudrais remercier toutes les personnes qui nous ont aidés et nous ont donné leur temps et leur énergie. La Cinémathèque, la VRT et la Communauté française et, à la base, je remercie, tout particulièrement Henry Ingberg qui nous a permis de voir le jour.
Ph. R. : De la part d'Henry Ingberg, il y a un certain courage politique d'avoir assuré la transition puisque ce DVD a connu trois ministres. Et Henry Ingberg a tenu le cap en permettant à Isabelle et à Catherine de mettre la barre très haut. C'est un choix qui me réjouit parce qu'il faut se saisir de toutes les armes qui sont à la disposition du cinéma d'auteur. Il ne faut laisser aucun terrain au cinéma commercial. Il faut aller sur toutes les balles. Il faut passer au numérique le jour où celui-ci s'impose et si on fait un DVD il faut le mettre à la hauteur de ce que le consommateur d'aujourd'hui attend d'un DVD. Il ne faut pas être le parent pauvre. Il faut être attractif et sans complexes. Et là, je pense que ce coffret servira d'étalon pour voir jusqu'où on peut aller.
I.M. : Il y aussi un personnage qu'on ne peut pas oublier, c'est Mag Bodard. C'est quelqu'un qui a conservé le négatif, la fiche du film, les photos de tournage, le scénario, etc. Ses archives sont organisées comme je l'ai rarement vu. Peu de producteur le font.

 

C. : On imagine que c'est le début d'une collection ?
I.M. : André Delvaux m'a demandé de son vivant de m'occuper des DVD de ses oeuvres. Donc il y a une espèce de charge morale. Et puis, j'aimerais accéder à cet autre souhait qu'il avait : avoir une collection de tous ses films.


André Delvaux : Rendez-Vous à Bray, Coffret de trois disques, édité par Boomerang Classics.

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