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Hommage à Henri Storck

Publié le 01/09/1999 / Catégorie: Hommage

Né à l'aube du siècle, Henri Storck s'est éteint à l'âge de 92 ans, le 17 septembre de cette année à son crépuscule. 
Nous retiendrons une oeuvre immense qui, non seulement a marqué l'histoire du cinéma, mais l'évolution de notre cinéma, qu'il n'est pas exagéré de dire qu'il a fondé.
Toute son euvre est disponible au Fonds Henri Storck. La Médiathèque de la Communauté française met à la disposition du public les oeuvres d'Henri Storck.

 

Hommage à Henri Storck

Initiateur des Ateliers du cinéma, et particulièrement du Centre du Film sur l'Art et du Centre bruxellois de l'audiovisuel, il est resté jusqu'au bout attentif au travail de ses jeunes confrères tant dans le domaine du documentaire, de la fiction que du film sur l'art, ses genres de prédilection.
Ses encouragements permanents aux jeunes cinéastes ont permis la réalisation de plus d'un film et lancé plus d'une carrière.

En 1995, à l'occasion du Centenaire du cinéma, Henri Storck nous avait envoyé un beau texte sur l'origine de sa passion pour les images animées que nous avions édité dans l'ouvrage A chacun son cinéma. Nous le reproduisons ci-dessous.

Quatre chevaux blancs fonçaient sur les spectateurs

Avant la guerre de 1914 mes parents s'installèrent à Ostende, dans la rue d'Ouest. En face de notre magasin de chaussures, un ami de mon père ouvrit une vaste halle où l'on vendait des légumes et des poulets et des douzaines d'autres produits alimentaires. Cette initiative sans doute trop nouvelle pour l'époque n'ayant pas connu le succès espéré, mon père suggéra à son ami de transformer cet énorme local en salle de cinéma. Le résultat fut la création d'un lieu magique baptisé Cinéma Palace. De grandes peintures murales plongeaient les spectateurs dans l'univers de l'Egypte ancienne, avec son Sphinx monumental, ses pyramides, ses palmiers, ses files de chameaux, la vie grouillante du Caire et d'Alexandrie. Le pianiste semblait s'amuser beaucoup, toujours très inventif, soit qu'il improvisât, soit qu'il suivît une partition écrite spécialement pour le film, ou encore qu'il jouât des airs du répertoire d'après des indications jointes à la copie du film. Adroit comme un singe, il manipulait en virtuose une batterie d'objets disposés à côté de son piano : pistolets pour les coups de revolver des crimes passionnels, castagnettes pour imiter le bruit des sabots des chevaux, graines de plomb glissant sur une toile pour le bruit des vagues, seaux d'eau et éponges pour le bruit des gouttes de pluie. Du haut de ma petite chambre située de l'autre côté de la rue, j'entendais les sons du piano, ce qui me permettait de comprendre le genre de film dont il s'agissait; une farce comique, un drame bourgeois, une comédie sentimentale ou encore une violente tempête en mer ou une galopade de chevaux emballés. L'accompagnement musical excitait mon imagination et je m'endormais la tête pleine d'images. La cabine de projection était suspendue au plafond de la salle. C'était une sorte de nacelle en tôle très exiguë où il y avait juste la place pour un projecteur et pour le projectionniste. Celui-ci était un géant roux qui maniait avec dextérité les bobines de pellicule (inflammable), le torse nu à cause de la chaleur qui régnait dans ce minuscule habitacle. J'allais parfois le rejoindre par les toits et je m'asseyais sagement à côté de lui, émerveillé par son adresse et son bon sourire. A la fin de chaque représentation, le pianiste jouait un air connu de tous et chacun fredonnait en quittant la salle : "Au revoir et merci, merci, merci", etc. 

Mais il y avait d'autres salles à Ostende et lorsque j'eus six ou sept ans, mes parents, séduits par le Cinématographe, m'emmenèrent voir le fameux film italien Quo Vadis (de Enrico Guazzoni) dans une grande brasserie plongée dans la fumée des pipes et des cigares et où l'on s'attablait devant l'écran en buvant un verre de bière. Au moment de la fameuse course de chars surgirent sur l'écran quatre chevaux blancs qui fonçaient sur les spectateurs. Je hurlai de peur; mes parents durent me ramener à la maison où je fis une grosse fièvre toute la nuit, comme me le raconta ma mère. Ce fut là mon baptême cinématographique. Et c'est tout naturellement que je me pris d'amour vers l'âge de huit ans pour le cinéma, lorsque Saint-Nicolas m'apporta un superbe petit projecteur sur lequel on déroulait à la main des films de 35 mm. Je dois dire que la visite de Saint-Nicolas dans son grand manteau rouge et sa mitre d'évêque accompagné de son valet le visage noirci m'impressionna fortement. Je pense que ce sont ces souvenirs et émotions d'enfance et le souci de mes parents de m'intéresser au cinéma (ils m'offrirent encore une caméra et un projecteur Pathé Baby) qui provoquèrent ma passion des films (il y avait deux salles dans notre rue) et finalement, le coup de foudre du film Moana de Flaherty au Club du Cinéma de Bruxelles, qui m'incita à fonder avec des amis le Club d'Ostende en 1928, qui m'emmenèrent doucement mais sûrement à me lancer dans ce beau métier qui est le nôtre.

Henri Storck, 1995


En mémoire à Henri Storck, son confrère et ami Raoul Servais écrit ces quelques mots.

In memoriam Henri Storck

 

Que mon père lui ait acheté sa voiture de sport vers la fin des années vingt, c'est Henri Storck qui me l'apprit quelques cinquante ans plus tard, car mon père n'était pas un être loquace. Il parlait peu, mais par contre filmait beaucoup, sur format 9,5mm, tandis qu'Henri, lui, tournait sur 35mm. C'était toute la nuance : un amateur assidu et un professionnel talentueux.

Tous deux habitaient le coeur de la ville d'Ostende, avaient fréquenté les mêmes écoles et habitaient à quelques dizaines de mètres l'un de l'autre. Tous deux étaient issus d'une famille de commerçants. Ce ne sera qu'après la guerre que les Storck et les Servais se rapprocheront au propre et au figuré. Nous venions, en effet, de nous implanter dans la même rue Adolphe Buyl, quasi en face des Storck. Mais Henri, déjà célèbre, avait quitté sa ville natale pour s'établir dans la capitale. Quand, de temps à autre, il rendait visite à mes parents, je le regardais avec beaucoup de respect, car faire du cinéma représentait pour moi un rêve quasi inaccessible.

Toutefois, l'adolescent que j'étais, avait l'avantage de pouvoir fréquenter un milieu cinéphile, et c'est avec la sœur et le beau-frère d'Henri, ainsi qu'avec le peintre Maurice Boël et quelques autre fous du cinéma, que je contribuai à la renaissance du "Cinéclub d'Ostende", fondé durant l'entre-deux guerres par Henri Storck. Grâce au concours et aux relations d'Henri, nous fûmes en mesure de programmer quelques incunables de notre Cinémathèque Royale et du Musée du cinéma de Paris.

Quand Henri tourna Trésor d'Ostende, il me demanda d'y collaborer. Au générique de ce film il me gratifia du titre de "conseiller pour la couleur". Depuis lors, je me méfie des génériques, puisque mon apport s'était limité à un travail de garçon de course-estafette. Mais tout de même, mis à part mes tâtonnements cinématographiques expérimentaux, c'était ma première expérience dans ce monde qui me fascinait. D'Henri, j'appris combien l'organisation et la méthode importaient dans la production d'un film.

Vingt années séparant un adolescent d'un homme d'âge mûr n'équivalent pas à vingt années séparant un homme d'âge mûr à celui d'un homme d'âge fort mûr ! Cette évolution dans les rapports relationnels nous ont progressivement conduits vers une profonde et durable amitié. Nous étions devenus des confrères, des combattants du cinéma de Belgique, issus des mêmes racines flamandes et tous deux imprégnés des mêmes préoccupations sociales.

Inoubliables sont les moments que ma femme et moi avons passés en compagnie d'Henri et de sa délicieuse compagne, Virginia. Que ce soit dans nos Polders, non loin de notre ville natale, ou au Groeselenberg à Uccle.

Comme chez tant d'autres, ce qui me fascinait chez lui, c'était sa grande curiosité intellectuelle, son sens de l'humour, sa riche expérience et son étonnante vitalité. Quelques jours avant son décès, il chuchota à mon épouse "combien il était triste de mourir !" Il nous manque, il nous manque beaucoup…

Raoul Servais, 19 septembre 1999

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