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Homme portant de Boris Lehman

Publié le 01/02/2004 par Philippe Simon / Catégorie: Critique

Étonnant Boris Lehman qui encore et toujours parvient à nous surprendre. Homme portant, son dernier denier film en date, se compose de plans tournés au fil des ans où on le voit porter ses films inlassablement. De déménagements en festivals, de voyages en errances diverses, il marche et porte son oeuvre tel un Atlas opiniâtre bravant toutes les lois de l'humaine pesanteur.

Homme portant de Boris Lehman

Un art de l'envol

Sisyphe non dépourvu de fantaisie, ne le voit-on pas porter résolument son film le plus lourd ou tituber sous le poids de sa caméra dans une rue de Jérusalem, il revient et repart, chargé de bobines en une ronde sans fin qui trouve enfin son repos quand, épuisé, il se couche sur un divan entouré de ses films et laisse son regard fatigué partir loin vers un ailleurs improbable qui aurait nom d'utopie. A partir de là le film bascule dans une invention artisanale et saugrenue de ce qui s'impose comme un art de l'envol et de la disparition. Avec la complicité d'un ami québécois, il construit et revêt un dispositif fait de lunettes, de harnais et de miroirs lui permettant de réinventer en direct et en marchant la beauté de la surimpression. Et surgit alors cette image composée de Boris Lehman foulant d'un pied léger le bleu du ciel et les frondaisons frissonnantes des arbres centenaires. « Je vole » s'écrie-t'il avec ce plaisir d'enfant émerveillé et nous volons aussi. Fantasmagorie parfaite de ce désir de fuir loin des contingences terrestres, Homme portant pourrait se clore sur cette illustration de notre soif d'imaginaire.

 

Mais Boris Lehman ne pratique pas le body art pour seulement nous parler d'une nécessaire légèreté. L'heure est grave et il est aussi un cinéaste de ce qui fait défaut dans notre présent. Aussi avec un autre ami, il crée le soufflet vidéo portable où sur un écran dorsal apparaît son image portant des bobines de film sur sa tête. Son ami harnaché de l'appareil se met alors en route, portant et emportant sur son dos ce fantôme videoscopé de Boris Lehman en un long mouvement déambulatoire qui se fond et se perd dans la nuit. Ne reste du cinéma que cette lueur vidéo qui, falote, diminue, rétrécit pour finir par s'éteindre. Sous l'appareillage bricolé qui attire et distrait le regard, Boris Lehman a disparu, ne nous laissant qu'un reflet moribond, représentation fragile et illusoire de ce qui peut-être ailleurs continue à se vouloir vivant.

 

Film sombre et lumineux, fait de pessimisme et de rêve éveillé, Homme portant prolonge mais aussi marque un tournant dans l'oeuvre de Boris Lehman dont l'impressionnante Histoire de ma vie racontée par mes photographies faisait un peu figure de conclusion. Avec Homme portant, un changement s'opère dans sa façon de se mettre en scène, de puiser dans sa vie la matière même de ses films. D'abord il fait l'archéologie de plans anciennement tournés, leurs conférant une portée nouvelle. Ensuite, il donne à son personnage d'errant plus de poids, de densité, de sérieux qu'auparavant. Enfin il échappe à toute forme de narcissisme par un travail plus radical dans sa portée critique tout en allant toujours à l'essentiel de l'émotion.

 

Pourtant si le propos d'Homme portant apparaît plus grave, si le regard qu'il porte sur ce début de siècle est fait de plus d'amertume et de lucidité, (à l'égal du cinéma, la vie ne se porte pas bien), jamais Boris Lehman ne se départit de cette poésie ludique que l'on retrouve dans tous ces films (par exemple ce plan magnifique où en compagnie de Jonas Mekas, devant la cinémathèque française, il réinvente le cinéma muet) ni de cet humour pince sans rire digne de Buster Keaton. Son envol québécois est splendide d'imaginaire irréductible et donne d'autant plus de poids à ce sentiment de fin et de mort qui traverse tout son film. Alchimiste averti, il a cette maîtrise de la magie du cinéma qui lui permet de dépasser la simple opposition entre son pessimisme fondamental et son goût du merveilleux. Ainsi il réussit cette difficile conjugaison des extrêmes en construisant son film par petites touches hasardeuses, faisant se répondre ses plans comme les instants suspendus d'une errance qui ne sait où elle va mais avance et découvre, s'étonne et continue. Expérimental jusqu'au bout, Homme portant a cette liberté de mouvement née des hasards de la marche quand le chemin se trouve comme il se fait. D'une incorrigible indépendance, il se propose à nous comme une aventure sans entraves où nos rêves d'évasion rencontrent le tragique contemporain en une réflexion qui nous reste telle une présence nécessaire et très belle. 

 

http://www.borislehman.be/

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