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Nabil Ben Yadir et Mokhtaria Badaoui, pour Les Baronnes

Publié le 01/12/2025 par Cyril Desmet, David Hainaut et Vinnie Ky-Maka / Catégorie: Entrevue

"On voulait un film vrai, vivant et libre"

En plein marathon d’avant-premières — Namur, Cinemamed, Mons... — les Baronnes attire des salles pleines et un public chaleureux. Quelques jours après un prix décroché au Festival de Tallinn, Nabil Ben Yadir et sa mère, Mokhtaria Badaoui, savourent le moment. Pour Cinergie, ils reviennent sur la genèse du film, leur complicité artistique et une histoire née il y a plus de dix ans, autour de ces Baronnes: les femmes du "quartier".

Cinergie : Vous êtes en pleine tournée d'avant-premières. Comment vivez-vous la réaction du public ?
Mokhtaria Badaoui : Très bien, moi je trouve.
Nabil Ben Yadir : Les gens réagissent super bien. Ils rigolent, ils applaudissent, ils réagissent au bon endroit. Ça fait plaisir de voir des salles vivantes.

 

C. : Si l’envie de raconter Les Baronnes remonte à plus d'une décennie, qu’est-ce qui a déclenché le “go” ?
N.B.Y. : Au départ, on se disait qu'il fallait faire un film sur ces baronnes, mais il fallait trouver l’histoire. On a essayé plusieurs pistes. Certaines fonctionnaient, d’autres pas. Et puis un jour, on est tombés sur une histoire qui tenait vraiment. Et là, ma mère m’a dit : "Fais ce film-là!". Ça a été le déclic. Puis, ma mère apportait des anecdotes qu’elle connaissait des associations dont elle est membre. Et ça nous a nourris.

 

C. : C’est là que vous lui proposez la coréalisation ?

N.B.Y. : Oui. Je pensais lui faire une grande surprise. Mais pour elle, c’était évident.
M.B. : Oui, c'était évident (rires).
N.B.Y. : Elle s’est dit : “C’est mon film, évidemment que je vais le coréaliser.”

 

C. : Comment s’est organisé votre duo sur le plateau ?

N.B.Y. : Ma mère était derrière le combo. Elle regardait l’image, les réactions et la véracité des scènes. Ma mère sent immédiatement quand quelque chose sonne faux. Pendant que moi j’étais surtout près des comédiennes.
M.B. : Oui, je le vois tout de suite.
N.B.Y. : Elle sait juger une image, un cadre. C’est précieux.
M.B. : Et j’étais déjà dans Les Barons.
N.B.Y. : Figurante, oui. Vous pouvez la retrouver.
M.B. : Et je suis passée sur La Marche.
N.B.Y. : Elle était venue sur le plateau, oui.

 

C. : Le titre rappelle évidemment Les Barons, mais ce n’est pas pour autant une suite...
N.B.Y. : Impossible de faire une suite seize ans plus tard ! Les Barons, c’était un film de son époque. Les Baronnes aussi. Le lien, c’est Molenbeek, l’atmosphère, le ton. Ce sont un peu les mères et les grand-mères des barons.
M.B. : Voilà.

 

C. : Comment le monde a-t-il changé en seize ans, d'après vous ?

N.B.Y. : Le rapport aux médias, à l’image, à la vitesse. À l’époque, on avait mis un teaser du film sur Facebook: les gens disaient "Ah c’est cool", "Ah c’est marrant". Aujourd’hui, tu postes un teaser, tu dois te justifier sur tout ! On a perdu cette légèreté-là. Puis, tout va trop vite : l’information, les réactions, les catastrophes qui remplacent les autres en deux secondes. Moi, j’avais envie d’un film qui prend son temps. C'est un film de son temps, mais hors du temps aussi.

 

C. : Et comment Molenbeek a-t-il évolué ?

N.B.Y. : On ne va pas refaire son CV. Mais oui, ça a changé. C’est devenu le centre — le mauvais centre — de beaucoup d’informations. On doit refaire un peu le travail des Barons, pour passer des pages société aux pages culture. Mais on a quand même ici une vraie représentante de Molenbeek. La future bourgmestre, même...
M.B. : Et pourquoi pas ?
N.B.Y. : Tu vas te présenter aux élections, non ?
M.B. : Peut-être. Ça dépend du succès du film (rires).
N.B.Y. : Mais nous, on est de là. Nos voisins n’ont pas changé, on sort nos poubelles les mêmes jours. C’est juste le regard sur Molenbeek qui a changé.

 

C. : Travailler avec sa mère, qu'est-ce que ça change dans la manière de diriger ?

N.B.Y. : C’est comme passer un examen avec son prof. Elle n’a pas la langue dans sa poche. Quand ce n’est pas drôle, elle le dit.
Par exemple, il y avait une scène écrite en dialogue entre Fatima, le personnage central, et son mari. Ma mère me dit : “C’est naze. On dirait Les Feux de l’amour.” Ça m’a vexé, mais elle avait raison. On l’a transformée en danse. Chaque mot est devenu un pas. Et la musique, c’est elle qui l’a choisie.

 

C. : Avec une scène chorégraphiée par une référence mondiale, Sidi Larbi Cherkaoui.

N.B.Y. : Oui. Malgré son planning fou. Je l’appelle, je lui envoie le scénario, il me dit : “Merci, mais je n’ai pas le temps.” Il répétait à Genève, il est sur mille projets. Il lit quand même. Il m’appelle : “Ton scénario est super… mais je n’ai toujours pas le temps. Mais je vais le faire.” Il a pris un temps qu’il n’avait pas. Il a travaillé avec les baronnes, avec ses danseurs. Il a bossé avec Jay-Z, Beyoncé, Madonna… et maintenant ma mère ! Elle est dans son CV.
M.B. : C’est vrai (rires).

 

C. : Le film bascule à certains moments vers un réalisme magique. Comment est née cette envie ?

N.B.Y. : De ma mère !
M.B. : Je voulais qu’on rigole, que ce soit coloré.
N.B.Y. : Il y a une scène où Fatima doit “voir” ce que son mari fait. Ma mère me dit : “Elle doit le voir en vrai. Pas sur un téléphone.” En fait, elle voulait tourner au Maroc. Mais on ne pouvait pas. Alors elle dit : “Il n’y a qu’à rentrer dans l’ordinateur.” Ça a lancé le réalisme magique : entrer dans un décor, faire voler les baronnes, amener une météorite. Sans elle, je n’aurais jamais osé.

 

C. : Vous intégrez aussi un petit moment politique. Pourquoi ?

N.B.Y. : Parce que c’est le moment de le faire. Vous parlez de réalisme magique ? Moi je parle de réalisme politique. La parole extrême s’est dissoute, banalisée. Elle sort de bouches qui ne sont pas celles de l’extrême droite. C’est moins imperceptible. Il fallait ramener cette réalité-là. Et montrer que les baronnes, elles, sont au-dessus de ces histoires. D'ailleurs, ma mère m’a toujours dit : “Il faut s'en foutre. Et avancer.”

 

C. : Comment avez-vous choisi votre actrice centrale, Saadia Bentaïeb ?

N.B.Y. : Je la connaissais pour Ghost Tropic de Bas Devos, que j'ai produit. Elle est extraordinaire. Alors qu'en vrai, elle n’a rien de Fatima. Elle avait un peu d’appréhension face aux non-professionnelles, mais ça s’est accordé naturellement. La dynamique entre les baronnes a été excellente, grâce aussi à beaucoup de discussions, avant et pendant, avec ma mère.

 

C. : Par rapport aux Barons, il y a quand même le grand acteur flamand Jan Decleir qui revient, dans son rôle de Lucien.

N.B.Y. : C’est un des meilleurs acteurs au monde ! On trouvait intéressant que ce soit lui le lien avec Les Barons. Lucien incarne ces gens qui donnent leur temps dans les associations, que ce soit pour réparer un vélo, une cafetière… Ce sont souvent des personnes isolées, pour qui l’association devient une famille. On voulait les mettre en lumière.

 

C. : Vous tournez dans Bruxelles, en particulier dans un lieu très personnel.

N.B.Y. : On a tourné dans notre ancienne école primaire, celle où ma mère nous déposait chaque matin. Quand on est arrivés, les femmes d’entretien étaient toujours là, trente ans après. Ça m’a bouleversé.
M.B. : Moi aussi. C’était très émouvant.

 

C. : Et qu’apporte un regard de mère à un film ?

N.B.Y. : Une liberté totale. Sans elle, je n’aurais jamais osé certaines scènes, vraiment.
M.B. : Peut-être que je ferai un film toute seule.
N.B.Y. : Elle a déjà le sujet. Elle ne veut pas le dire (rires).

 

C. : Vous avez déclaré, Nabil, qu'elle vous a permis de retrouver votre innocence...

N.B.Y. : Oui. Après La Marche, Dode Hoek, un thriller, puis Animals, un film difficile, j’avais perdu du plaisir. Car faire un film, c’est parfois faire la guerre. Mais quand vous voyez votre mère sourire derrière l’écran, vous vous dites : “J’ai quand même de la chance de faire ce que j’aime.” Elle m’a redonné cette innocence du premier film. Et puis on est moins seul quand on coréalise.

 

C. : Vous avez quand même eu des désaccords ?

N.B.Y. : Oui, bien sûr. Sur le tournage, c’était elle, la reine. Au montage, c’est moi. Elle validait la musique. Même I Will Survive en version arabe : on a failli la perdre. Mais ma mère a dit : “Hors de question.”
M.B. : Oh, j’adore cette chanson !

 

C. : Et maintenant ?

N.B.Y. : Moi je tourne un film l’an prochain (NDLR: Un bon père, soutenu par le Centre du Cinéma) avec un célèbre acteur. On doit encore signer, mais je peux vous en parler en off (rires).
M.B. : Et peut-être mon film !

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