À pas brouillés de Dominique Loreau
Les récits qui composent À pas brouillés sont courts, simples, directs et seraient presque réalistes s’ils n’étaient travaillés par une poésie de l’instant. Il y a une adéquation redoutable et une sorte de grâce parfaite entre ce que livrent ici les histoires et la forme d’écriture qui nous les fait vivre et ressentir.
Ils mettent en scène, pour la plupart, une femme et un homme, un mouvement qui va de cette femme vers cet homme et, dans cette relation, un instant singulier de basculement, une déchirure qui pourrait être fatale, irréversible. Les histoires travaillent le temps quand l’éternité s’y cristallise en un moment qui est sans mesure, sans repère, sans contours, mais qui contient le sens des possibles. Un moment où la durée est comme trois petits points de suspension entre lesquels se joue le cours d’une vie, de nos vies.
Il y a, dans cette langue qu’invente Dominique Loreau, au gré d’histoires à la banalité trompeuse, une forme de suspension affective, entre innocence et incertitude, qui rappelle ce moment où, quittant notre enfance, nous sommes entrés en ces lieux si intenses et si mystérieux de l’adolescence. Elle a les mots de cette intensité et les mots des troubles qu’elle suppose. Elle les conjugue, les décline sans souci d’un âge ou d’une époque, dans une sorte d’intemporalité où ces troubles et ces mystères trouvent une énonciation contagieuse. Ses récits nous donnent à voir nos vies avec des yeux lavés de tout ressentiment sans doute, mais aussi avec un regard plus alerte, plus curieux, plus sensible.
La magie de son écriture est aussi à l’œuvre dans ce que ses textes mettent en tension, comme une profonde résonance entre cet art de lier les mots et cet art de lier les êtres. Dans les deux cas, une même façon de densifier ce qui est en présence, une même attention à ce qui s’émeut et peut bouleverser. Et à propos de cette émotion et de ces bouleversements, on est touché par ce que ses histoires laissent deviner d’une autre éducation sentimentale. Si l’instant singulier est le creuset d’un devenir, il ouvre toujours sur de possibles futurs, les déplacements affectifs qu’il suggère relèvent tous de son goût du hors champ, de ce qui ne s’énonce pas, mais se devine, se cherche et se découvre par petites touches, j’allais dire par petits touchers.
Ce qu’écrit Dominique Loreau dessine des aventures faites de petits riens qui, imbriqués les uns dans les autres, donnent de nos affects une image mouvante qui a les traits de la vie, de l’impromptu comme de l’improvisé. Et dans ce mouvement qui, de l’invisible fait naître une manière de voir autrement, il y a un sentiment libérateur propre à ce qui fait la force et la beauté de l’acte d’écrire.