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Serge Meurant : carte blanche pour Filmer à tout prix

Publié le 01/11/2008 par Philippe Simon / Catégorie: Entrevue

La prochaine édition de Filmer à tout prix se déroulera au Botanique du 17 au 23 novembre et se prolongera à la Cinémathèque Royale de Belgique du 24 au 30 novembre par une carte blanche conçue par Serge Meurant, l’un des responsables et programmateurs de ce Festival en tout point passionnant. Coups de cœur ou ligne générale, cinéma des amis ou défense du documentaire, cette carte blanche très personnelle reprend, par bien des côtés, les enjeux de Filmer à tout prix. Rencontre. 

Pour comprendre ma démarche pour cette carte blanche, le plus simple est de passer en revue les films que j’ai choisis. On saisira mieux comment mes choix renvoient les uns aux autres, comment tout cela résonne et se mélange et finalement en quoi, dans cette carte blanche, il est avant tout question du cinéma que j’aime et de ceux qui le font. 

Boris Lehman 
Ainsi, cette programmation commencera le 23 novembre, avec une séance consacrée à l’un des derniers films de Boris Lehman : Un peintre sous influence. Avec ce film, Boris Lehman propose à nouveau un portrait du peintre Arie Mandelbaum, mais cette fois, il filme davantage le peintre que son travail, se demandant s’il est possible de filmer la peinture, et si filmer le peintre aide à comprendre sa peinture ? Ce film plein de surprises me permettra de situer un peu la manière dont j’ai conçu cette carte blanche.

Victor Erice 
Un des fils rouges de ma sélection est l’amitié que je porte à certains, parfois depuis longtemps. Les amis donc, ceux que j’avais déjà, et ceux que je me suis fait au cours des quatre éditions de Filmer à tout prix auxquelles j’ai participé.
Et puis, il y a un certain nombre de pistes, d’une part ma colonne vertébrale est et reste la poésie, d’autre part mon intérêt pour les peintres concerne aussi le traitement que l’on peut donner par le cinéma à l‘acte de peindre et à la peinture elle-même. C’est un peu pour rendre compte de ces préoccupations que j’ai choisi de montrer Le songe de la lumière de Victor Erice. En découvrant à Beaubourg sa correspondance avec Kiarostami, je me suis rendu compte que même si je me place à l’exacte position où le peintre travaille, je ne vois pas la même chose que lui. De même, si je veux saisir le travail du temps par le biais de la caméra, ma présence et celle des projecteurs par exemple effectuent une espèce de pourrissement du réel. De là cet effet paradoxal, et peut-être pervers, qui accompagne toujours celui qui veut filmer la réalité du peintre et de sa peinture. C’est cela qui m’a intéressé dans ce film, après naturellement l’enchantement de sa première vision.

Johan van der Keukenjohan van der keuken 
J’ai parlé de l’importance de la peinture et de ce qui se passe quand on tente de la filmer, maintenant revenons aux amis.
Parmi eux, il y a Johan van der Keuken qui m’a initié au documentaire. J’ai choisi son film le plus classique, et sans doute le plus équilibré qui est L’Œil au-dessus du puits. Ce film nous propose, entre l’apprentissage de la danse et celui des arts martiaux, une leçon sur l’éphémère de la beauté, et sur les risques que nous encourons quand nous cherchons à nous en saisir malgré les gouffres qui l'entourent. Pour moi, Johan van der Keuken développe une pensée complexe, mais qui trouve pleinement son équilibre et touche à la perfection dans ce qu'elle a d'inachevé.

Dominique Dubosc
Une autre forme d’équilibre dans l’inachevé se retrouve dans les films de Dominique Dubosc que nous avions montrés à Filmer à tout prix lors d’une leçon de cinéma qui lui était consacrée.
J’ai choisi de montrer Célébration, un film qui me semble résonner avec d’autres de mes choix, en ceci qu’il nous montre Dominique Dubosc filmant Jonas Mekas en 1991 afin de mieux comprendre comment il travaille et de parler en toute amitié de son cinéma.

1991, c’est le déclenchement de la première guerre du golfe, et Dominique Dubosc se retrouve complètement déstabilisé par cette guerre qui l’angoisse et le déprime. Quand il arrive chez Jonas Mekas, il est hors de lui. Les dix jours qu’il va passer à ses côtés vont lui faire redécouvrir la vie d’autant plus précieuse qu’il la sait menacée.

Pierre-Marie Goulet 
Parallèlement à ce film, il y a l'œuvre de Pierre-Marie Goulet que j’adore. Nous avions déjà montré quelques-uns de ses films à Filmer à tout prixEncontros est un film d’une construction savante faisant revivre une communauté de poètes autour de la figure charismatique d’Antonio Reis, cinéaste, mais aussi poète qui a écrit de très beaux textes sur le quotidien. Il y a là tout un tissu de beauté rythmé par des polyphonies portugaises avec, au centre, une femme poétesse qui improvise en fonction des événements et des situations.

Antonio Reis 
Prolongeant le film de Pierre Marie Goulet, j’ai choisi de montrer l’un des films les plus significatifs d’Antonio Reis, Ana, qui fait le portrait d’une femme âgée et qui joue de cette distance affective entre la jeunesse et l'âge mûr.

ARA sahiner

Ara Sahiner
Sur ce thème de la parenté, de la parenté spirituelle, il y a aussi ce film que j’avais beaucoup aimé, Entre père et fils et dont le réalisateur, Ara Sahiner, est un Arménien qui vit à Paris.
Pendant longtemps, Ara a filmé son père, médecin retraité vivant à Istanbul et participant à la communauté arménienne de cette ville. Son père est atteint d’une maladie de la mémoire, et chaque fois qu’Ara vient le voir pour le filmer, son père doit réapprendre qui est en face de lui, doit se rapproprier son arbre généalogique. Cette ressaisie du passé se fait aussi par la remémoration de chants arméniens de l’époque du génocide.
La beauté du film et sa valeur cinématographique s’imposent quand le père demande à son fils de voir son travail : le cinéma fait le lien, rétablit cette relation entre le désarroi du fils et la mémoire trouée du père qui sans lui serait perdue. 

Fernand Deligny 
Autour de la parole, il y a le film Ce gamin-là de Renaud Victor et Fernand Deligny. Deligny a été une de mes lectures importantes autour de l’autisme. Sa proposition est simple : tout ne passe pas par la parole. Il est possible, avec des enfants irrécupérables, de recréer un tissu, une série de trajectoires et un apprivoisement qui nous prouve que l’absence de parole n’est pas une animalité. 

En tant que poète, cette proposition autour de la parole manquante ou de la parole perdue me touche beaucoup. Je trouve que beaucoup de poètes écrivent avec, en creux de leurs textes, cette convocation d’une parole absente.

Ozu
Pour cette programmation, il fallait un film muet et j’avais choisi un film d’Ozu qui parlait de la relation d’un père et son fils. Comme il était difficile de se le procurer, la Cinémathèque m’a proposé un autre film d’Ozu, Gosses de Tokyo. Ce film met en scène une bande d'enfants confrontés à la réalité sociale difficile du monde des adultes, et montre la prise de conscience de l’un d'eux avec une légèreté et un humour touchants. 

Straub et Huillet
Et puis il y a Sicilia ! de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet à cause de sa lumière et de cette manière si forte, si musicale de travailler le texte de Vittorini et cette réalité de pauvreté décrite.

Jean Rouch
Il y a encore un film de Jean Rouch : Le Dama d'Embara : enchanter la mort qui décrit une cérémonie en pays Dogon où au travers d‘une série de rituels on tente d‘empêcher les morts d‘envahir le village. Cette idée de contenir la mort me touche, et puis il y a mon intérêt pour les masques lors des rituels et cette pensée pour mon père qui a étudié les masques en Europe.

Samy Szlingerbaum et Tarkovski 

Pour terminer, j’ai choisi de montrer Bruxelles Transit de Samy Szlingerbaum pour cette dissonance entre la voix inoubliable de la mère qui parle de l’ailleurs, de l’exil, des origines et cette arrivée à Bruxelles tournée comme une fiction mais où le réel reste présent car cette fiction est sans cesse dénoncée par la maladresse de la mise en scène.
Enfin, il y a Le miroir de Tarkovski qui est pour moi un sommet du cinéma russe. J’ai retrouvé dans le journal de ce réalisateur un très beau texte où il disait que ce film pouvait être considéré comme un documentaire parce qu’il y met en miroir deux générations, la sienne et celle de son père en recourant tantôt à des images d’archives, à des images de guerre, tantôt à des éléments plus personnels qui sont par exemple la correspondance de son père et de sa mère. 

C’est un diamant trempé dans le creuset de l’imaginaire d’un poète. Et c’est tout dire. 

Maintenant je n’ai plus qu’à attendre les spectateurs...