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Sur le tournage de L'Homme à moitié dégelé

Publié le 01/09/2001 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Tournage

La ville dont les princes sont des artistes

A l'Ouest, si vous êtes un poète ou un créateur la vox-populi de la post modernité célébrant un savoir préfabriqué vous prend au mieux, pour un mec complètement ringard au pire pour un mec tout à fait gaga. Absolutely, guys ! "C'est un artissse " dit-on à Bruxelles, avec l'index pointé sur la tempe. Bref, vous êtes et, surtout en Belgique, ultramal dans votre statut social. Danis Tanovic, le réalisateur bosno-belge de No man's land expliquait récemment à un journaliste français que, dans notre pays, un plombier était plus considéré qu'un artiste.

Sur le tournage de L'Homme à moitié dégelé

Woofti ! Que faire si vous avez succombé aux sirènes des muses. La tête dans les étoiles et les pieds dans des sandales ayant coupé les ponts avec le formatage ambiant et donc le confort matériel qui l'accompagne. Il y a de quoi flipper sec et pas qu'un peu ! Ne dites surtout pas à votre mère que vous êtes un artiste dites-lui que vous êtes retenu dans l'émission Loft Story. Ne dites pas à votre père que vous êtres créateur dites-lui que vous êtes créatif dans une agence de pub, que votre drive consiste à lui faire consommer des symboles plutôt que des produits (1). En clair, vous n'avez aucun statut, vous vivez de petits boulots, de blackjob ou vous pointez au chômage. Ce que vous ignorez c'est qu'à l'Est et en Russie, particulièrement, vous seriez un héros ! Un mec respecté, suscitant l'admiration, l'enthousiasme populaire. Je rêve ? Pas du tout, je viens de voir des séquences, en pré-montage de l'Homme à moitié dégelé, un film réalisé par Anne Deligne et Daniel De Valck en Russie.

 

Sibérie

"Le point de départ, nous précise Daniel Devalck, consistait à comparer le point de vue de la vie artistique en Russie par rapport à chez nous. On a choisi la musique parce qu'en Russie, ce qui prédomine c'est la poésie (avec le théâtre et la littérature) et la musique. Notre choix de la Sibérie était de choisir un peu l'extrême. Pour que le point de comparaison soit plus visible qu'à Moscou ou à Saint-Pétersbourg. La culture est davantage une valeur qu'une marchandise en Russie. Pour des raisons historiques, liées à la fois à l'effort pédagogique entrepris par les communistes et à une tradition qui remonte à beaucoup plus longtemps. Les Russes ont un plus grand attachement aux valeurs spirituelles qu'à la vie matérielle. Ils sont très fort attachés à leurs écrivains. L'homme le plus important en Russie n'est pas Poutine mais Pouchkine. Les hommes politiques viennent bien après n'importe quel scientifique ( il y a énormément de scientifiques en Russie) ou artiste. Ils ne sont pas au stade de nos sociétés libérales où les valeurs matérielles priment."
"Quand on parle de spirituel, corrige Anne Deligne, c'est pas uniquement dans le sens religieux comme on pourrait le supposer, c'est beaucoup plus large et beaucoup plus profond. C'est une attitude pragmatique devant la vie, une aperception du temps qui n'est pas la même que la nôtre. On y retrouve plus l'Orient que l'Occident. Ils ont une manière pragmatique de s'approprier la vie qui passe par des valeurs spirituelles. D'ailleurs ils ne se plaignent pas de leurs conditions de vie matérielles. D'abord parce qu'ils ont toujours eu des vies difficiles. L'Histoire ne les ayant pas choyés ! Ils sont plutôt contemplatifs. Bien sur il y a le courant néo-libéral, des gens qui essayent de gagner de l'argent avant tout. Mais il y en a très peu qui réussissent."

 

A la recherche du temps perdu

"Le bizness n'a pas l'air d'être leur truc, reprend Daniel, Vitali Kanevski a fait un film fort intéressant sur les nouveaux entrepreneurs russes qui montre qu'ils ont une conception singulière du marketing. Tu vois très bien que le mathématicien qui se lance dans le bisness court à l'échec. Tu en vois un autre qui cultive des tulipes en disant que son but est de battre la Hollande mais il a cinquante tulipes ! Il existe un décalage avec la réalité qu'ils n'arrivent pas à décrypter sur le mode occidental. Leur perception du temps, poursuit Anne, est peut-être liée à la géographie du pays. Quand tu es dans la taïga c'est un paysage uniforme, sans fin, tu ne vois pas l'horizon. Ça imprègne l'homme et a des conséquences sur une façon de penser. Puis, il y a le froid et la neige qui recouvre tout et qui donne une vision singulière des choses de même que les sons. Il n'y a pas de bruit permanent comme chez nous. Le temps n'est pas chronométré Si on te donne rendez-vous à cinq heures ça peut être à cinq heures une ou à cinq heures cinquante neuf car c'est toujours cinq heures. Il n'y a pas cette précision qui règne chez nous. Musique mon beau souci

Chez Cobra Films, rue Royale Sainte-Marie, à quelques décibels de l'Hôtel communal de Schaerbeek, dans une pièce minuscule Daniel Devalck et Anne Deligne, tous deux relax, travaillent au prémontage de certaines séquences de l'Homme à moitié dégelé, le film qu'ils ont tourné ce dernier semestre en Siberie. Daniel tape sur son clavier, ouvre un fichier séquentiel, une image s'affiche sur deux des trois écrans qui nous font face. Nous découvrons, en plan large, une dame chaussée de lunettes qui lui mangent la moitié du visage derrière deux petites filles qui lisent une partition et la jouent, à quatre mains au piano. La dame bat la mesure avec la main droite. "Elle est très dure avec ses élèves", m'informe Anne. La dame place ses mains sur les épaules de la fille vêtue d'un sweat-shirt rose pour qu'elle se relaxe. Derrière le trio on aperçoit d'autres élèves qui attendent sagement leur tour. Plan serré du professeur qui ayant enlevé ses lunettes les remet, sourit et donne de vive voix quelques conseils aux jeunes interprètes. Cut. En plan moyen, nous voyons le professeur et la fille en sweat rose jouant, à quatre mains sur le clavier d'un piano dont on aperçoit la marque : octobre rouge.

 

Pour conserver la continuité sonore lorsque la caméra change d'axe on ne coupe pas le plan. Résultat une série de plans chahutés qui ressemblent à un raccord en panoramique filé concocté par un Jerry Lewis en folie. Plan d'une autre élève, toute de noir vêtue. La prof est derrière elle. Travail sur les mains qui effleurent ou enfoncent les touches du clavier. Gros plans sur de petits doigts aux ongles ultra-courts et de ceux de la dame qui montre à l'élève comment assouplir les doigts, relaxer le poignet.
Le fil conducteur est la musique, nous confient les deux réalisateurs, la musique fait partie du sujet. Il y a énormément d'académies, de musiciens, ils ont même, si, si - devant la stupeur marquée par votre serviteur - des musiciens qui jouent de la musique baroque sur des instruments qu'ils fabriquent eux-mêmes d'après les normes anciennes. Et puis il y a aussi l'école des surdoués de Novosibirsk qui est la fierté de la Sibérie. Une école où l'on trouve la crème de la crème des petits prodigues russes. Environ cent cinquante élèves y côtoient les plus grands noms de la musique classique. Le directeur, ancien élève de l'école et disciple de Prokofiev, nous a expliqué que rien n'avait changé dans cette école depuis longtemps. L'argent manque toujours. Et si Sony Classics leur a acheté les droits sur leurs enregistrements, l'argent à mystérieusement disparu. (Voilà donc d'où viennent les Vadim Repim ou Maxim Vengerov !) Mais l'envie principale était de découvrir le rapport de l'art là-bas par rapport à chez nous, avec tout le passé culturel de la Russie. C'est un peu la confrontation de notre monde occidental avec le monde de là-bas, avec l'attitude des gens, dans des conditions très dures. La ville de Tomsk était fermée à tout le monde, y compris aux russes, pas seulement aux étrangers, jusqu'il y a très peu de temps. Les gens ne gagnent pas bien leur vie, tout est très vieillot, pas seulement les maisons : tout. Bien que les anciens immeubles en bois aient un charme indéniable. Mais lorsqu'il fait moins 40°, qu'on a de la neige jusqu'aux genoux, qu'il n'y a pas de bus, tu comprends bien qu'on ne mène pas le même genre de vie qu'ici !

 

Le Tomsk retrouvé

Ce que je recherchais, nous avoue Daniel, en faisant le film était l'idée d'un paradis perdu. Pour pas mal de créateurs d'Europe occidentale la Russie est vécue comme un éden perdu. L'art y a une place qu'il n'a jamais eu ailleurs. De Pouchkine à Tolstoï en passant par Tarkowski, la culture russe porte en elle un certain nombre de valeurs qui ne doivent rien aux contingences matérielles, au commerce, à l'argent, au marché ou à la reconnaissance. Rien à la fabrication, tout à la passion. Là-bas les gens travaillent encore avec un état d'esprit non lucratif.

Ils n'ont pas le sens de la valeur commerciale. Ils font d'ailleurs très bien la différence entre travailler et gagner de l'argent. Travailler c'est une occupation qui doit satisfaire leur désir et puis il faut, par ailleurs gagner de l'argent pour vivre. Le problème étant de concilier les deux. La ville de Tomsk, est une ville habitée principalement, comme toute la Sibérie par des relégués et des forçats. La Sibérie, déjà à l'époque des tsars les gens y étaient envoyés en exil. Tomsk est une gare de triage pour tous les déportés sur la route de la transsibérienne qui traverse la sibérie. 80 % des habitants sont des enfants ou petits enfants de déportés de différentes régions : des russes, des baltes, des allemands, des juifs, des lithuaniens, des ukrainiens etc. Ce qui est intéressant est que la plupart de ces déportés sont plutôt des intellectuels, des marginaux ou des farfelus rarement des droits communs. Ca donne un creuset de gens très cultivés qu'ils ont transmis à leurs descendants. L'une des vagues la plus importante est celle des décembristes qui ont été exilés là-bas. Ils sont considérés comme les pères fondateurs de Tomsk. Ils ont amenés la culture russe avec eux. Il y a cinq théâtres et un nombre important d'écoles de musique, une université, de grandes écoles techniques etc.

 

Pitch or not pitch

Et le scénario ? le pitch, verrouillage suprême avant la mise en chantier d'un film. Le pitch qu'Alfred Hitchcock qualifiait, avec un certain mépris, de McGuffin dans ses célèbres entretiens avec François Truffaut. Qu'en est-il du pitch ? (on pourrait en faire l'objet d'une comédie sociale, pitcheurs à vos ordinateurs !) " Si tu lis notre scénario, s'amuse Daniel, tu verras du début à la fin qu'on arrive pas à faire un scénario. A l'inverse des réalisateurs qui tournent les films qu'ils ont écrit - ce qui donne de bons résultats - pour nous le film est l'occasion de découvrir un sujet. L'envie est de saisir les choses en tournant. Bien sur on a une thématique, on fait des repérages, on rencontre des gens. Le film se construit en se tournant. Le film avance en même temps que le sujet se dévoile. C'est pourquoi le montage est complexe parce que nous accumulons une matière de façon thématique. On trouve le fil conducteur en faisant le film. Ce qui ne nous empêche pas de tourner peu. Je constate qu'on utilise moins de pellicule que la plupart des réalisateurs avec qui on travaille."
"Si on prépare trop, poursuit Anne, on perd l'envie d'aller filmer. On distancie trop. On n'est plus aussi naïf et réceptif si on construit trop. On essaie de rester créatifs. Si on structure trop on va vers trop de formalisme et on finit par s'ennuyer soi-même. Filmer naît d'un désir de filmer cela ne doit pas devenir une obligation pour respecter, à tout prix, un plan de tournage. Mais cela signifie aussi que le tournage se fait en diverses étapes, on est retournés en Sibérie plusieurs fois. Nous sommes-là pour vivre quelque chose pas seulement pour tourner à tout prix. Parfois on découvre qu'un personnage intéressant devrait être enrichi. Par exemple, la jeune fille que tu as vue dans la séquence de la chorale, on a interviewé ses parents et on a découvert que sa maman était un personnage important parce qu'elle donne des cours de piano et que ça fait partie de la thématique du film. Ensuite, on a trouvé intéressant de suivre la fille parce que c'est une adolescente très moderne, une adolescente qui veut vivre comme toutes les jeunes filles du monde qui a plein de copains et copines. Cela nous permettait d'élargir le propos, d'éviter de ne montrer ces enfants qu'au cours de musique. On a enrichi le personnage."

 


(1) "Nous avons tendance à oublier qu'une bonne partie des biens culturels que nous consommons à titre payant étaient gratuits à une époque encore récente. Nous en sommes au point de devoir payer nos propres expériences, avec tous les falbalas et déguisements culturels qui les accompagnent. Notre vie collective est inexorablement colonisé par la sphère marchande, ce qui peut avoir de graves conséquences à long terme pour la civilisation humaine ". Jeremy Rifkin, L'âge de l'accès, ed. de la Découverte.

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