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Temps mort de Eve Duchemin

Publié le 14/09/2023 par Grégory Cavinato / Catégorie: Critique

Le voyage des damnés

Incarcérés depuis de nombreuses années, trois détenus d’horizons et aux crimes divers se voient accorder une permission de sortie pour le week-end. 48 heures, dérisoires, pour renouer avec leur famille, rattraper le temps perdu, commencer à envisager l’avenir.

Mais la rédemption et la réinsertion sont encore loin, et ces deux jours sont bien plus marqués par l’appréhension que par la joie : refaire surface, en effet, est loin d’être un événement heureux pour ces damnés qui ne connaissent plus que la routine de l’enfermement.

Temps mort de Eve Duchemin <br />
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Julien (Issaka Sawadogo, impressionnant de force et de dignité) est écroué depuis vingt ans pour un crime qui ne nous sera pas révélé. Accro à l’alcool et aux médicaments, Anthony (Karim Leklou, méconnaissable, en mode Actors Studio) souffre de graves troubles mentaux. Le jeune Colin (Jacob Cousyns, dont c’est le premier rôle à l’écran), quant à lui, purge une peine pour viol. Déshumanisés, réduits à un numéro de matricule depuis belle lurette, les trois hommes vont vite se rendre compte que « dehors » est une prison tout aussi cruelle. Quoi qu’ils fassent, leurs actes resteront à jamais un fardeau. Pour eux, bien sûr, mais aussi pour leurs proches, dont le jugement, le regard, parfois la honte, s’avèrent écrasants. Rétablir un dialogue avec la société, la famille ou les employeurs n’est pas une mince affaire après des années passées entre quatre murs et dans le silence. 

Leurs familles les accueillent diversement. Julien a un week-end pour signer un contrat de travail afin d’entamer les démarches pour sa sortie définitive. Alors qu’il se présente pour un emploi d’homme de ménage dans un immeuble, son ex-épouse, qu’il n’a pas vue depuis 20 ans, réapparaît et l’invite à rencontrer ses trois enfants, aujourd’hui adultes, pour lesquels il est une légende (pour ses fils) ou un étranger qui les a abandonnés (pour sa fille)… Anthony est recueilli par ses parents, de vieilles personnes impuissantes face à ses addictions et son comportement outrancier. Fragile, Anthony est une vraie bombe à retardement… Quant à Colin, il est accueilli par ses « amis » qui étaient également ses complices, mais qui, eux, ont échappé à la prison grâce à son silence. Son retour à la maison est glacial, entre une mère qui refuse de lui adresser la parole et une sœur cadette qui le regarde de haut. Plus tout à fait ado, la prison lui a pris son insouciance, mais ne lui a pas apporté la sagesse. 

Premier long-métrage de fiction d’Eve Duchemin, faisant suite notamment à un moyen-métrage documentaire sur la vie carcérale, En Bataille : Portrait d’une directrice de prison (2016), Temps Mort humanise ces hommes que la justice a déjà jugés (pas la peine, donc, de le refaire ici). Sans excuser (ni même réellement expliciter) leurs crimes, la réalisatrice se concentre sur leur détresse, leurs traumatismes, leurs tentatives (sincères ou pas) d’aller de l’avant. En tentant de se rapprocher des siens, Julien va subitement se rendre compte de tout ce qu’il a raté. Un choc ! Colin ne rêve que d’un seul regard bienveillant de sa mère, mais est encore trop fier pour implorer son pardon. Quant à Anthony, il transforme un dîner familial en son honneur en un énième acte d’autodestruction… 

Grave sans être étouffant, Temps Mort évite le piège du débat filmique. La grande force du film est l’interprétation de ses trois acteurs en état de grâce, mais aussi la succession de petits moments subtilement émouvants, à l’instar de celui où Julien, sur le chemin du retour vers la prison, préfère descendre du bus et faire le reste de la route à pied, pour toucher l’herbe et respirer pour la première fois depuis une éternité.

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