Nous sommes dans le Sud-Luxembourg. Sous une tente bâchée blanche, à l'intérieur de laquelle les tables forment un U. L'équipe du Troisième Œil déguste un repas de midi d'autant mieux apprécié que dehors les éléments sont déchaînés. Une odeur de friture mélangée à celle des vêtements trempés flotte dans l'air. On s'assied entre Hubert Toint et Christophe Fraipont qui sélectionnent une série de polaroïds pris par la maquilleuse afin de nous fournir, de visu, un matériel iconographique.
Il croit -- le malheureux - que son rôle est terminé, la corvée achevée. Ouf ! On devine le soupir de satisfaction. D'autant qu'il connaît la chanson puisqu'il a fait des études de journalisme à l'Université de Liège. Sitôt terminé ses études de réalisation à l'INSAS, il réalise Lisa mon amour , un court métrage de 26'.
Suivi de Zipo, primé au Festival de Belfort. En 1993, c'est Balthazar, qui obtient l'Ours d'Argent du Festival de Berlin. L'histoire d'un homme-tête, "d'une sorte de Tirésias mutilé, venu du fond des âges, qui connaît le passé et prédit l'avenir. Ayant un don d'ubiquité qui lui permet de sauver la peau d'un jeune soldat fuyant les troupes adverses ", écrivait Renaud Callebaut dans le magazine Cinergie n°92.
Christophe Fraipont, avec une économie de moyens soulignée par le noir et blanc, dans une mise en scène sobre, quasi bressonienne, faisait le procès du nationalisme et des guerres balkaniques qui allaient plonger dans l'horreur nos sociétés occidentales. C'est donc avec impatience que nous attendions le long métrage qu'il nous avait promis, lors d'un séjour au Festival de Cannes où il essayait de construire avec son producteur le montage financier du film.
Quand on lui demande de parler du Troisième œil, il hoche la tête, cligne des yeux, fait non de la main. Le tout avec un sourire désarmant. Alors on insiste et il cède. Il n'a pas beaucoup de temps, d'autant que cet après-midi, il met en scène une série de plans difficiles - sur le plan émotionnel - avec Nozha Khouadra, la jeune actrice qui accompagne Jérémie Renier, plus flamboyant que jamais, dans une fugue qui ressemble à une équipée sauvage.
Comme Balthazar, il a la tête ailleurs, même si l'appétit est là : il boit une gorgée de vin rouge et se résigne à enfiler les perles du discours cinématographique tout en mangeant une assiette de riz mélangé de choux. Il s'essuie la bouche avec une serviette de papier roulée en boule. Il n'aime pas trop le cinéma mainstream américain (sauf Jim Jarmush). Il préfère le cinéma de l'Est. Les films de Kanevski, par exemple. Il s'interrompt pour regarder sa montre, se fait appeler par son assistant. Interview ce soir à l'hôtel. Cut.
A quel oeil se fier ?
Et si on pouvait greffer une caméra microscopique à la place de mon oeil...
Le trolley-bus me déposait Place communale et j'entrais chez moi à pied, le cartable sous le bras. J'apprenais à lire. Pendant les vacances, Armstrong avait marché sur la Lune. Je voulais être astronaute.
Huit cent cinquante pas, je les comptais, la caméra microscopique greffée dans mon oeil les enregistrait. Je marchais sur la bordure du trottoir. J'évitais les jonctions. Un pas de travers, et j'étais perdu... C'était la chute dans les rapides du précipice. A quel oeil se fier ? Regarde le trottoir en fermant l'oeil droit. Avance. Ferme l'oeil gauche et fffuit, le monde bascule à gauche. Quelques centimètres qui changent tout. Fais gaffe. L'oeil gauche ou l'oeil droit ?