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Alexe Poukine, réalisatrice de Kika

Publié le 25/06/2025 par Dimitra Bouras, Cyril Desmet et Vinnie Ky-Maka / Catégorie: Entrevue

Sélectionné à la Semaine de la Critique au Festival de Cannes, Kika est le premier long métrage de fiction d’Alexe Poukine. La réalisatrice française, basée à Bruxelles, compte déjà six films dans sa filmographie, du documentaire à la fiction. Après Sans frapper (2019), Palma (2020), elle présente parallèlement Sauve qui peut en France et Kika en Belgique. Ce dernier film met en scène une jeune mère en galère qui se lance dans l’univers du BDSM pour survivre. Le personnage de Kika, incarné par Manon Clavel, remet en cause les clichés liés au travail du sexe par l’intermédiaire d’une jeune femme en proie aux violences, les siennes, celles des institutions, celles de la société où les femmes doivent dealer avec des injonctions quotidiennes.

Cinergie: Faites-vous une différence entre vos documentaires et ce premier film de fiction?

Alexe Poukine: Je ne fais pas vraiment la différence. Il y a beaucoup de fiction dans mes documentaires et de documentaire dans mes fictions. Kika est vraiment dans la continuité de mes autres films. C’est mon 6e film et je n’établis pas de classement dans ma filmographie. Je pense que mes films accouchent des autres. Je pense que la différence réside dans le financement. Et, avec Kika, le fait d’être allée à Cannes a favorisé les sollicitations des producteurs. 

 

C.: Pour Kika, vous n’avez pas écrit seule. Qu’est-ce qui change dans le processus de réalisation?
A. P.: J’ai écrit trois ans toute seule et la dernière année, Thomas Van Zuylen m’a accompagnée dans l’écriture. Dans Kika, il y a beaucoup de lignes narratives et il a fallu les hiérarchiser. Je n’aime pas les films trop simples, j’aime bien que ça déborde. Donc, il a fallu couper parce que je pouvais écrire une série. Tous les personnages étaient très développés, j’ai dû fusionner des personnages, mais j’ai aussi divisé des rôles pour en donner aux deux comédiens géniaux qui avaient passé le casting. Thomas m’a aidée à structurer et à faire des choix. La séquence d’accouchement dans la forêt était une séquence moteur du film, mais on l’a enlevée, mais c’est la séquence qui alimente le film que je suis en train d’écrire.

 

C.: Où puisez-vous votre inspiration pour écrire vos films?
A. P.: Mes films et ma vie personnelle sont très liés. Sauve qui peut a influencé Kika, il y a beaucoup de liens entre les deux notamment concernant la souffrance, la violence institutionnelle. J’ai commencé à écrire Kika quand j’étais enceinte de mon deuxième enfant. J’avais déjà été seule pour le premier et je me demandais comment je pourrais continuer à être réalisatrice et à nourrir mes deux enfants si je perdais le père du deuxième. Comme j’avais déjà tout vendu quand je me suis retrouvée seule avec le premier enfant, je me suis dit que la seule chose qui était encore monnayable, c’était mon corps. Je n’ai pas dû aller dans cette direction, mais je me suis dit que j’aurais pu être Kika.

 

C.: Pourquoi Kika est dans le domaine de la domination?
A. P.: J’ai un ami qui est assistant social et dominateur et qui a fait un burn out comme assistant social puis comme dominateur. Je me suis intéressée à cette masse de gens qui ont besoin d’aide et qui essaient de la trouver de différentes manières. Il s’agit de gens qui essaient de s’en sortir et qui exercent une pression sur ceux qui veulent les aider. Je trouvais ça intéressant que les travailleurs sociaux soient très mal payés pour faire du bien aux gens alors que les dominateurs et dominatrices sont assez bien payés pour les faire souffrir. Dans Kika, je montre la violence physique et psychique et comment la souffrance peut nous réparer. C’est la question qui est au cœur de Kika. C’est un film intense, mais aussi lumineux et drôle.

 

C.: Pourquoi avoir choisi un casting si diversifié?
A. P.: Pour certains personnages, le choix était délibéré. Je voulais des personnes racisées. Je trouvais qu’il y avait trop de blancs dans le film. Et je trouve qu’il y a un gros problème de représentation au cinéma. Je voulais même aller plus loin, mais certains personnages racisés, comme la propriétaire d’un appartement, ont été coupés au montage. Il faut que cela change au cinéma car le public a évolué.

 

C.: Pourquoi avoir choisi le milieu de la prostitution ?
A. P.: Aujourd’hui, on parle beaucoup de sororité, mais c’était important pour moi d’ajouter de la complexité. Ce sont des femmes qui cadrent, qui se battent pour avoir de l’argent. Le travail du sexe, et le travail en général, ce n’est pas toujours drôle. C’est vrai que ses collègues sont dans la solidarité. En écrivant ce film, j’ai beaucoup pensé à mes amies et amis. Je fais partie d’un collectif d’écriture, La Meute, avec d’autres réalisatrices et on se lit nos projets. Je trouve que c’est un endroit précieux. On parle beaucoup de rivalité féminine, mais les femmes de mon entourage m’ont beaucoup aidée. Je voulais aussi montrer des hommes qu’on a envie d’aimer. Je voulais montrer ces amitiés-là.

 

C.: Parlez-nous de La Meute.
A. P.: C’est un collectif de réalisatrices et scénaristes comme Maïa Descamps, Pauline Roque, Coline Grando, Lydie Wisshaupt-Claudel, Géraldine Doignon. On se réunit tous les mois. On lit nos projets et on se fait des retours. On pense peut-être à monter une boîte de production parce que c’est ce qu’on fait. C’est un lieu safe et c’est un moteur d’avoir des personnes sensibles et intelligentes. On est traversées par les mêmes problématiques. C’est très précieux. Cela fait une dizaine d’années que le noyau dur se connaît. Certaines étaient ensemble à l’IAD, d’autres au CVB, ou via Elles font des films. Certaines ont monté les films des autres. On travaille beaucoup ensemble. 

 

C.: Il y a beaucoup de scènes de nuit dans ce film, est-ce que c’était contraignant?
A. P.: C’était une très bonne idée de Colin Lévèque, chef opérateur du film. Il proposait de faire plus de scènes de nuit pour que le film soit plus diversifié en termes d’images. Ce qui était difficile, c’était de travailler à Bruxelles, rentrer à 4h du matin et conduire les enfants à l’école. Mais sinon, travailler la nuit, c’est plus agréable, il y a moins de pollution sonore. C’était un tournage doux, on allait à vélo travailler.

 

C.: Comment travaillez-vous pendant le tournage?
A. P.: Le scénario était dense, il y avait 120 séquences et on m’a demandé de couper avant de tourner parce que c’était trop. Il y a eu quatre mois de casting, il y avait beaucoup de lieux, c’étaient 37 jours de tournage, c’était un film très cher. J’ai coupé des séquences et avec la complicité de plusieurs personnes de l’équipe, je les ai remises parce que je ne voulais pas les enlever. On les a tournées. Mais, comme le ton du film est très important, drôle et sérieux à la fois, on a fait beaucoup de variations par rapport au ton. Parfois, je demandais à Manon Clavel de vivre les choses avec beaucoup de distance, parfois de les vivre au premier degré. Le film est très écrit, mais j’écoute beaucoup ce que me disent les comédiens et comédiennes car ils ont une énorme intelligence de ce qu’ils jouent. On discute beaucoup avec les comédiens, l’équipe. Parfois, je n’avais pas envie d’écrire tout, je voulais que les comédiens puissent improviser. Mais il y a aussi beaucoup de séquences qui sont très précises. Et mes producteurs m’ont laissé beaucoup de latitude, ce qui n’est pas toujours le cas. Ils voulaient que j’aie le temps et qu’on puisse essayer.

 

C.: C’était une petite équipe?
A. P.: Il y avait 25 personnes. Avec Colin Lévèque qui avait travaillé sur Palma, on voulait tourner Kika avec une dizaine de personnes. Finalement, on était 25 sur le plateau parce que mon scénario nécessitait plus de personnes.

 

C.: Vous hésitiez à jouer le rôle principal. Pourquoi avoir changé d’avis?
A. P.: C’est un film exigeant en termes de mise en scène. C’était important que quelqu’un regarde et soit un peu garante de ce qu’il y avait dans les rushes. Quand je suis réalisatrice, je contrôle, je mets en boîte. Quand je suis comédienne, je suis plutôt dans le lâcher-prise. Intellectuellement, ce ne sont pas les mêmes choses en jeu. Comme je ne suis pas comédienne professionnelle, il aurait fallu une préparation incroyable. C’est Youna De Peretti, qui a fait le casting en France, qui m’a conseillé d’être à deux pour travailler. J’ai donc cherché quelqu’un pour le rôle de Kika. J’ai eu peur aussi d’être attaquée avec ce film à cause de l’inversement des normes de genre. Pour l’instant, avec la presse liée à Cannes, ce ne fut pas le cas. Mais porter le film toute seule aurait pu être risqué pour moi. Manon est une excellente comédienne, elle est d’une précision incroyable. Elle est exactement ce dont je rêvais. Elle est fascinante à regarder. Elle peut être très belle et elle peut passer par des états où elle n’essaie pas d’être jolie, d’avoir l’air. Elle est très expressive. Son visage est incroyable, sa voix aussi. Quand je l’ai eue au téléphone, j’étais heureuse, j’avais l’impression d’entendre un disque. C’est une excellente comédienne, très technique. Elle comprend tout ce que je lui dis, elle est très drôle et a tout de suite compris l’humour du film. Elle peut aussi aller dans le drame et peut amener une autre dimension au film, une dimension presque métaphysique. Elle est aussi très gentille et très lumineuse. Au vu du parcours du personnage, je voulais qu’on puisse s’identifier à elle tout au long du film.

 

C.: Vous avez besoin de poursuivre le documentaire et la fiction?
A. P. : Je pense que je ferai toujours du documentaire. C’est très vivifiant, je rencontre énormément de gens qui nourrissent mes fictions, ma vie. Cela rend moins con de faire du documentaire. Il y a moins d’argent, il faut être plus créatif, la déontologie n’est pas la même. La fiction me permet autre chose. Cela me permet de raconter des choses que je ne pourrais pas raconter déontologiquement en documentaire.

 

C. : Comment s’est passé le montage avec Agnès Bruckert?
A. P. : Elle a monté tous mes films et sans elle mes films ne seraient pas ce qu’ils sont. On a tourné jusqu’au mois de novembre et il fallait qu’Agnès commence à monter sans moi pour que le film soit prêt pour Cannes. Donc, pendant un mois, elle a monté toute seule pendant que j’étais en tournage. Quand je suis arrivée, elle avait fait un film de 3 heures 50 et j’ai trouvé ce film horrible et moche, alors que j’étais si heureuse sur le tournage. C’était difficile. Après j’étais de 9h à 17h avec elle et on devait couper. Je suis comme Kika, je fais toujours des blagues pour dédramatiser. Au bout d’un moment, on ne sait pas si on doit s’intéresser à elle puisqu’elle ne s’intéresse même pas à elle-même. On a dû enlever beaucoup de mes blagues dans le film et accepter que ce soit dramatique. C’était une grande leçon dans ce film.

 

C.: Parlez-nous de l’équipe du film.
A. P. : Un film, c’est un projet collectif, avec une équipe sans qui le film n’existerait pas. Julia Irribarria a fait les décors du film. La monteuse son Sabrina Calmels a fait un travail incroyable. Il y a beaucoup de off dans ce film. On voit très peu ce dont on parle, on comprend beaucoup de choses par le son. Thibaut Macquart, le mixeur, a fait un travail très délicat. Pierre Desprats a fait la musique. C’est la première fois que je mets de la musique dans un film. J’étais un peu réticente, j’ai l’impression que la musique nous amène dans une certaine direction, qu’elle est là pour rattraper une scène ratée. Au départ, il disait qu’il ne fallait pas de musique dans ce film, mais, par esprit de contradiction, je voulais de la musique et je suis très contente du travail qu’il a fait. Le chef op, Colin Lévèque avait fait l’image de Palma. Je ne voulais rien changer du documentaire, mais Colin m’a convaincue que je pouvais tout faire avec Kika

 

C.: Quels étaient les films de référence?
A. P.: Fish Tank et American Honey d’Andrea Arnold, mais beaucoup d’images magnifiques tournées ont été supprimées du montage donc les liens ne sont plus si évidents. J’aime aussi beaucoup le travail de Joachim Trier, Oslo 31 août. Mais, le décor de Bruxelles est différent. J’espère que le prochain film ira plutôt dans ces directions. Je travaille actuellement avec Thomas sur deux films d’anticipation et un documentaire que j’écris seule.

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