Cinergie.be

Julien Cescotto, Éloge du capitalisme sauvage

Publié le 12/12/2025 par Malko Douglas Tolley, Nabil El Yacoubi et Vinnie Ky-Maka / Catégorie: Entrevue

Lauréat du Prix Cinergie au 7e Aaaargh Festival 2025 de Namur, Julien Cescotto signe Éloge du capitalisme sauvage, un court-métrage où l’amour n’a plus rien d’innocent. Dans cette famille, l’attention circule comme une monnaie, la tendresse devient une ressource à exploiter, et un enfant en profite sans demi-mesure. C’est juste l’histoire d’un foyer où chacun consomme l’autre, persuadé d’agir par bienveillance.

Le film met en évidence un mécanisme, presque banal, où le désir individuel finit par remplacer toute règle, comme dans un système économique sans frein. Jusqu’où peut aller l’amour lorsqu’il n’est plus encadré ? Qu’est-ce qu’on accepte au nom de la liberté ? C’est cette zone trouble que nous avons voulu explorer avec Julien Cescotto.

Cinergie: Comment vous est venue la passion du cinéma?

J.C.: Je collectionnais déjà des VHS vers 14–15 ans, et plus tard j’ai travaillé bénévolement en médiathèque, ce qui me permettait d’emprunter énormément de films, mais aussi beaucoup de musique. Je suis également passionné de musique, donc ça se nourrissait ensemble. Mon premier souvenir de cinéma, aussi loin que je peux remonter, c’est Willow, à la fin des années 80. Ce n’est pas un film que je considère aujourd’hui comme un favori, mais c’est l’un de ceux qui m’ont marqué très jeune. À l’adolescence, je consommais déjà énormément de cinéma, en salle comme en VHS puis en DVD, tous genres et sous-genres confondus.

 

Cinergie.be : Vous regardez des films plutôt chez vous ou en salle ? Et quels festivals ont marqué votre parcours de spectateur ?

J.C. : Je suis vraiment les deux : je regarde beaucoup chez moi, mais je vais aussi souvent en salle. J’ai connu les vidéoclubs, les médiathèques, et j’ai toujours alterné avec les cinémas. Les festivals sont arrivés un peu plus tard : je fréquente le BIFFF depuis 2003, et la première année j’ai vu 17 films. J’ai aussi découvert des programmations marquantes au Nova, puis plus récemment le Monsters à Taranto, dans le sud de l’Italie. J’aime aussi beaucoup Offscreen Festival. J’essaie vraiment de diversifier mes sources de visionnage, c’est important pour moi.

 

Cinergie.be : Comment situez-vous le 7e Aaaargh festival, et qu’est-ce qui en fait sa particularité selon vous ?

J.C.: J’y vais depuis 4 ou 5 ans. Pour moi, c’est un festival passionnant pour les amateurs de cinéma de genre, et j’en suis un passionné. Ce que j’aime, c’est la diversité de la programmation et le fait qu’il y a un thème différent chaque année. Il y a eu, par exemple, une édition consacrée au cinéma espagnol, et une autre aux films de Christopher Smith. Je ne connaissais pas encore ses films, j’ai tout découvert là-bas et avec beaucoup de plaisir. C’est un festival qui m’apporte chaque année de nouvelles découvertes.

 

Cinergie.be : Quels ont été vos débuts en réalisation ? Quels premiers films vous ont formé ?

J.C. : J’ai commencé vers 2008 avec une petite caméra HI-8 qui était déjà un peu datée. Entre 2008 et 2015, j’ai réalisé une dizaine de courts-métrages autoproduits, vraiment avec les moyens du bord.

J’ai tourné Shadow Knows, un plan-séquence toujours disponible sur YouTube, que je ne renie pas même s’il a des défauts. Ensuite, La Malavita (2014), une version liégeoise décalée et absurde de La Dolce Vita, tournée en une nuit dans le Carré de Liège, avec des personnages complètement saouls et un plan qu’on a sauvé in extremis grâce à ma preneuse de son. Puis Sainte Vierge, faites vos prières (2015), pour 1500 € seulement. Je tournais avec des amis motivés, en système D total, avec des musiques rétro afro-américaines (années 50, 60, 70) pour lesquelles je n’avais pas les droits, ce qui empêchait toute diffusion en festival. Mon dernier projet, Éloge du capitalisme sauvage (2025), est mon premier court professionnel, je l’ai réalisé grâce au soutien de Okayss Prod, de Karim Ouelhaj et Florence Saâdi.

 

Cinergie.be : « Quelle est, selon vous, la grande différence entre vos premiers projets autoproduits et ce nouveau film ? Techniquement, artistiquement, qu’est-ce qui change ? »

J.C. :  Avec Éloge du capitalisme sauvage, c’est vraiment une autre paire de manches. Avant, soit j’empruntais du matériel, soit j’utilisais ma petite caméra HI-8 pour les tout premiers. Pour Sainte Vierge, faites vos prières (2015), j’avais une équipe de maximum dix personnes sur six jours, des amis, des connaissances. Ici, j’ai aussi eu la chance d’être bien entouré avec une production derrière, des gens que je ne connaissais pas et des contraintes : seulement deux jours de tournage. Ce n’est pas la même liberté, mais c’est un autre type de rigueur et d’énergie à mettre pour terminer le film dans le temps imposé.

 

Cinergie.be : Pour revenir à l’idée, si vous reprenez le titre du film, comment résumeriez-vous l’histoire et son principe ?

J.C. :  L’histoire, c’est celle de Toto, un enfant de douze ans qui ne veut pas manger sa soupe. Ses deux parents lui ont préparé de la soupe, mais lui dit qu’il veut manger de la merde. On se demande jusqu’où il va les faire plier, jusqu’où ça peut aller. Éloge du capitalisme sauvage, ça renvoie au capitalisme et à la recherche du profit maximal, donc à une forme de pouvoir sans complexe, sans morale.

Dans le capitalisme classique, si blesser, violer, massacrer quelqu’un est nécessaire, ça pose un problème. Pour le capitalisme sauvage, sûrement pas. Et mon film reprend ce principe de manière métaphorique. C’est un gamin de 12 ans, un pervers au sens où les pervers sont de grands enfants.

 

Cinergie.be : Comment avez-vous représenté Toto dans le film, et avec qui avez-vous travaillé pour créer ce personnage ?

J.C. : Le masque de Toto a été fabriqué par David Scherrer, un spécialiste des effets spéciaux qui a travaillé sur énormément de films, notamment Thanatomorphose (2012). Il fallait créer une base pour construire le masque, et j’ai pris le visage d’Aldo Valetti, l’acteur avec la pire sale gueule pour moi, qu’on voit dans Salò ou les 120 journées de Sodome (1975), de Pasolini. On a mélangé son visage avec celui du Momo Challenge, une statue japonaise devenue légende urbaine en 2018. J’ai pris ces deux images, je les ai morphées, et ça a servi de base. Le masque du film est donc un mélange des deux. Finalement, ce visage est horrible, mais dans le film, pour les parents, c’est normal, comme si le mal était déjà installé.

 

Cinergie.be : Dans votre générique de fin, vous citez plusieurs inspirations : pouvez-vous expliquer en quoi elles vous ont influencé ?

J.C. :  Il y a Pasolini, dont j’ai découvert Salò ou les 120 journées de Sodome à 17 ans, c’était trop tôt et c’était un choc. Ce film ne laisse personne indemne, il dénonce les dérives du fascisme, mais pas seulement, c’est très riche. J’ai essayé, à ma modeste mesure, de reprendre des thèmes de ce film.

Avec mon assistant, nous avons aussi beaucoup revu Funny Games (1987) de Michael Haneke : une menace extérieure détruit une famille. Personnellement, je trouvais plus effrayant d’inclure cette menace directement à l’intérieur de la famille. Le mal est déjà là, comme un ver dans le fruit.

Et pour Takashi Miike, j’admire son côté fou, violent, déjanté, sa capacité à filmer ce qu’on n’a pas envie de voir. Je ne prétends pas faire pareil, mais dans ma modeste mesure, j’essaie d’aller regarder là où ça gêne, là où ça schlingue, comme je dis, et de le montrer.

 

Cinergie.be :  Le spectateur voit ce masque horrifique. Qu’espériez-vous qu’il remarque ? Et pourquoi avoir choisi un visage explicitement monstrueux plutôt qu’un enfant à l’apparence innocente ?

J.C. : Pour moi, l’important est que le spectateur voie l’horreur alors que les parents, eux, ne remarquent rien, comme si ce visage était normal, installé depuis longtemps. Ce masque montre que le mal est déjà là, et que les parents s’y sont habitués. Si Toto avait eu l’air gentil, ce serait un autre film, ni meilleur ni moins bon, mais différent. Je tenais vraiment à cette tête, à cette horreur-là, précisément parce qu’elle est invisible pour eux, mais évidente pour nous.

 

Cinergie.be : Pouvez-vous nous dire un mot sur les comédiens ? Comment s’est passé le travail avec eux ?

J.C. :  Hélène Moor joue la mère, Claudio Dos Santos joue le père, et Toto est interprété par Marie Lenners, qui est petite et mince, et très gentille dans la vie. Elle a dû tenir un rôle totalement perfide, complètement contre-emploi, ce qui a été compliqué au début. On a répété beaucoup avant les deux jours de tournage, et elle a réussi à saisir toute la perversité du personnage. Les parents, eux, étaient forcément mal à l’aise au départ, vu les scènes. Mais ils ont dépassé ça, et ils ont réussi à rendre toute l’horreur de la situation, chacun à leur manière.

 

Cinergie.be : Beaucoup de spectateurs n’aiment pas voir ce que vous montrez. Pourquoi trouvez-vous important de le montrer ? Et en quoi cela a sa place au cinéma ?

J.C. :  Je n’oblige personne. Si les gens veulent quitter la salle, ils peuvent. À Bruges, quelques spectateurs sont partis, et je comprends. Je ne fais pas du trash pour du trash, je ne montre pas de la violence pour la violence : j’ai une histoire à raconter. La frontalité, le trash, la violence sont là pour servir le film, pas l’inverse. Ce n’est pas intéressant quand le cinéma est au service de la violence. Je préfère que la violence serve un propos, qu’elle questionne, qu’elle déstabilise, qu’elle oblige à regarder le monde autrement. C’est ça qui m’intéresse, pas juste choquer.

 

Cinergie.be : Votre film divise, il ne laisse personne indifférent. Préférez-vous susciter des réactions tranchées ?

J.C. :  Oui, je préfère qu’on adore ou que l’on déteste. Un consensus plat, ça m’intéresse moins. Si c’est “oui, c’était sympa” et on l’oublie, alors ça ne sert à rien. Je préfère qu’il y ait des débats, des rejets, des passions. J’espère que ce film provoque ça : quelque chose qu’on n’oublie pas, même si c’est pour le détester.

 

Cinergie.be : Que représente pour vous le fait d’avoir pu aller en festival avec ce film, et d’avoir gagné un prix ?

J.C. : C’est un aboutissement très bénéfique pour moi, parce que ça fait des années que j’essaie de faire un projet plus reconnu que sur les plateformes en ligne. C’est l’aboutissement, mais j’espère aussi le début d’autres projets. Je ne veux pas être cantonné au subversif, parce que trop de subversion tue la subversion. Je ne veux pas faire que ça, même si j’espère continuer à déranger autrement.

 

Cinergie.be : Et maintenant, quelle est la suite pour le film, et pour vous ?

J.C. :  Le film va encore passer en festival, il est déjà passé en Finlande et il va repasser au festival du film d’amour et d’anarchie. On attend d’autres sélections. Pour mes projets, j’ai plusieurs idées en tête, mais ce n’est pas encore suffisamment clair pour en parler. Je préfère garder ça pour moi pour l’instant.

 

Sa plateforme VIMÉO : https://vimeo.com/user96238576

https://okayss.com/cinema/entrails-of-savage-capitalism/

Tout à propos de: