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L’Empire de Bruno Dumont

Publié le 23/02/2024 par Malko Douglas Tolley / Catégorie: Critique

Avant même sa première diffusion aux Berlinale 2024, L’Empire de Bruno Dumont faisait déjà polémique dans les médias. Il faut dire que le réalisateur du P’tit Quinquin n’a jamais fait ni dans la dentelle ni dans l’humour léger. Présenté comme une parodie de Star Wars à la sauce Chti, L’Empire ravira certains par son expérience unique et hors norme, mais sera difficilement visionnable pour d’autres. Si l’on adhère à l’humour potache déployé dans le film ainsi qu’à certains choix scénaristiques qu’à l’intrigue apparemment absurde, mais non dénuée de sens, ce long métrage possède des qualités indéniables. Si l’on peut affirmer une chose avec certitude, c’est que L’Empire ne conviendra pas à tous les publics et qu’il le divisera. 

L’Empire de Bruno Dumont

Délire spatio-temporel où deux races d’extra-terrestres luttent pour le contrôle de notre planète et des humains, L’Empire met en scène la lutte du bien contre le mal. Avec les nombreuses références à La Guerre des étoiles comme les sabres laser pour ne citer que la plus évidente, il ne faut pas être un spécialiste pour comprendre que Bruno Dumont veut exposer le côté obscur de la force au grand public.  

Avec Lyna Khoudri (Lina) et Anamaria Vartolomei (Jane) dans les deux rôles féminins principaux, une prestation excellente de Brandon Vlieghe (Jony), un rôle taillé sur mesure pour le déjanté Fabrice Luchini (Belzébuth), une apparition amusante de Camille Cottin (La Reine) ainsi que la présence irrésistible de son fameux duo de policiers composé de Bernard Pruvost et Philippe Jore, le casting mis en place pour l’occasion est d’une très grande qualité. Les effets spéciaux sont également très aboutis tout comme l’esthétique globale du film. C’est finalement plus l’aspect très caricatural des dialogues et la trame totalement absurde qui en déstabilisera plus.   

Dès les premiers instants du film, Bruno Dumont joue la carte de la provocation. Un très long plan fixe presque interminable met le spectateur en position de voyeur afin de dévoiler la plastique de Lyna Khoudri. Un autre plan de ce type sera à nouveau utilisé plus tard lors d’une scène de sexe assez explicite et surréaliste entre Anamaria Vartololomei et Brandon Vlieghe. Si ces scènes de nudité semblent gratuites et un peu malaisantes au premier abord, après réflexion, l’on peut se demander s’il ne s’agit pas là d’une manière détournée d’aborder cette notion de bien et de mal, centrale dans ce film.  

Avec le retour à l’avant-plan d’une certaine moralité dans nos sociétés et à une époque où la nudité des femmes dans le cinéma français est souvent pointée comme une réminiscence de nos sociétés patriarcales, Bruno Dumont joue-t-il la carte de la provocation gratuite afin d’exposer le voyeurisme inhérent à nos sociétés modernes et à l’usage abondant des réseaux sociaux par la majorité d’une population qui s’épie par l’intermédiaire d’un écran ? Rien n’est moins sûr et il faudrait poser la question directement au réalisateur afin de mieux comprendre sa démarche. Une chose est certaine, qu’il dérange ou amuse, L’Empire provoque plusieurs émotions et interrogations auprès du public. En dehors de ces considérations, on va suivre l’histoire de plusieurs personnages qui malgré leurs oppositions évidentes s’attirent inéluctablement.   

Le nom des races d'extra-terrestres, dénommées “Les Zéros” et “Les Uns”, fait indéniablement écho à la binarité de notre monde. D’abord la binarité en termes de pensée où les citoyens doivent de plus en plus se positionner “Pour” ou “Contre” à propos de thématiques complexes qui demandent parfois plus de nuances et de subtilité qu’une acceptation ou un rejet total. Mais également en référence au code de langage binaire qui souligne la toute-puissance des mondes virtuels et de l’informatique sur nos sociétés modernes. Et puis, bien entendu, à la binarité ou non-binarité des genres. Chacun peut finalement y voir ce qu’il veut en fonction de ses affects.  

Alors que l’histoire évolue et que l’on va savoir laquelle des races va prendre le contrôle de notre monde, les blagues potaches et les séquences absurdes s'enchaînent sans relâche. Que ce soient les geeks, Daech ou les nantis de ce monde, personne n’est épargné et il n’y a pas de limites à l’humour sulfureux mis en boîte par Bruno Dumont. Le ton est caustique et irrévérencieux du début à la fin. Mais plus qu’un film d’action ou d’aventure, il s’agit bien d’une réflexion profonde sur la nature humaine.  

Avec un budget conséquent, L’Empire possède des effets spéciaux de qualité même si on sent que le réalisateur a fait tout son possible pour lui donner un aspect de film de série B. Une autre stratégie pour déboussoler le spectateur? Probablement.   

Si le sujet du film ainsi que sa conception sont ultras 'barrés', le film n’en est pas moins ultra réaliste dans certains de ses aspects. Non pas au niveau de la trame, mais bien à travers les réactions des protagonistes qui sont profondément humains dans leurs pulsions et réactions. C’est de manière assez habile finalement que Bruno Dumont décortique tous les stéréotypes des petites gens sans se soucier du qu’en-dira-t-on.  

La sacralisation et la désacralisation du sexe, la place de la religion dans nos sociétés avec des vaisseaux spatiaux en forme de cathédrales, un Fabrice Luchini génialissime et monté sur ressorts dans son rôle, l’amour et ses contradictions, l’exil et l’échec, la bêtise humaine et de nombreuses autres thématiques sont abordés au deuxième, si pas au troisième degré.  

Finalement, on retiendra que ce mélange d’amateurisme et de professionnalisme est devenu la patte personnelle de Bruno Dumont, et que ce dernier est probablement le seul dans le paysage francophone à réaliser des films grand public aussi déjantés.  

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