Plein d’essence de Geneviève Mersch
Vacanciers aisés, routiers mal payés, hommes d’affaires pressés, routards fauchés, musiciens en tournée... tout ce petit monde cosmopolite traverse le Grand-Duché de Luxembourg et s’arrête à l’aire de Berchem, la plus grande station-service d’Europe, aire de transit entre le Royaume-Uni et l’Italie ou entre la Scandinavie et la Méditerranée.
D’où viennent-ils ? Où vont-ils ? Qui sont-ils ? Le temps d’un café, d’une pause ou d’un plein, une incroyable diversité de personnalités s’offre à nous. Ces instantanés de vie en transit illustrent la vie quotidienne d’une aire de service qui affiche des chiffres records (plus de 320 millions de litres de carburant par an !)
Au fil de ces rencontres aléatoires, Plein d’Essence dresse un portrait à la fois critique, drôle et surprenant de notre société en proie à la mondialisation. Le film témoigne de l’incroyable diversité de nationalités, de modes de vie, de milieux sociaux, de physionomies, de désirs…
Avec ce film et après son long métrage de fiction J’ai toujours voulu être une sainte qui avait révélé Marie Kremer, la réalisatrice Geneviève Mersch revient donc au documentaire. Un documentaire bon enfant et humoristique dont la construction fait montre d’un véritable travail de réflexion dans l’évolution et la succession des interviews, amis également d’un sens aigu du montage et de la synthèse lorsque l’on sait que ces 58 minutes sont tirées de 93 heures de matériel filmé sur l’aire de Berchem.
Le film commence donc par une exposition humoristique de cette aire et des différentes sortes de stations-service, dans un style débonnaire et bon enfant que n’aurait pas renié Michael Moore lorsqu’il retrace, en animation, l’histoire des armes à feu dans son pays. On y voit, tout d’abord, des gens employés en coulisses ou passants qui passent, heureux, de bonne humeur. Geneviève Mersch nous présente ce lieu iconisé comme un petit coin de paradis, une utopie où tout le monde, il est beau, tout le monde il est gentil !
Les clients y viennent de tous pays confondus pour acheter leur tabac et leur alcool, beaucoup moins cher… Des étudiants s’installent pour étudier et faire leurs devoirs parce que c’est, pour eux, le seul endroit tranquille… Une gentille dame au péage nous confie que « voir partir tous ces gens en vacances, c’est un peu partir avec eux… »… Une troupe de vieux scouts irlandais sont trop cocasses pour être vrais… Un touriste boutonneux pratique brillamment l’art perdu de l’humour involontaire lorsqu’il nous déclare qu’avec sa bande de potes, ils vont visiter "le musée automobile de Strasbourg, le Parlement Européen - je sais plus où - puis le camp de concentration. » Bref, tout semble pour le mieux dans le meilleur des mondes et l’on s’amuse beaucoup devant ces témoignages cocasses, petites vignettes drôles et tendres situées dans un temple à la consommation.
Puis, peu à peu, le film va, sans jamais tomber dans le misérabilisme, verser dans un ton légèrement plus amer. En abordant la situation des routiers, le film de Geneviève Mersch se fait en effet plus mélancolique, et brosse le portrait d’une poignée de personnages, toujours souriants et heureux de parler à la caméra mais avec un point commun qui les lie malgré eux : la solitude de la route.
La situation des routiers s’est dégradée fortement depuis une trentaine d’années. Ces hommes souvent bourrus et rudes, mais qui comme le veut le vieil adage ont su rester sympas, exercent un métier, de plus en plus exigeant et difficile qui leur rapporte de moins en moins, les mettant dans une situation précaire où ils doivent rouler deux fois plus pour des salaires de misère et pour des voyages de moins en moins satisfaisants. Si les routiers sont sympas, ils ne sont ni emmerdants ni prétentieux… Comme le résume l’un d’entre eux, couché dans son camion avant une courte nuit de sommeil « j’ennuie personne et personne m’ennuie. » Une vraie philosophie de la vie… Ou découvre encore ce routier typiquement italien dont le camion, comme le veut la tradition, est décoré de pin-up peu farouches et peu vêtues et qui ne se sépare jamais de la photo de son frère récemment décédé... Un autre, à deux doigts d’une retraite bien méritée fait, devant la caméra, le constat de toute une vie passée à accumuler les kilomètres sur les autoroutes d’Europe : « J’ai beau avoir voyagé partout pendant toute ma vie, mon métier m’a empêché de réellement visiter et connaître ces pays. J’en connais surtout les autoroutes… »
Et le film de dresser un constat inévitable : la mondialisation a rendu l’expérience du voyage moins exaltante qu’il y a trente ans, quand ces routiers ont choisi ce métier par goût de l’aventure et de l’exploration et sont partis sur les routes les cheveux dans le vent et des rêves plein la tête. Aujourd’hui, leurs cheveux sont tombés, et leurs rêves se sont transformés en une routine éreintante. Aujourd’hui, tous les pays, toutes les autoroutes, toutes les aires de repos se ressemblent. Le monde est devenu plus petit, plus gris, uniformisé. Les motivations ne sont plus là. Vivement la quille !...
Sur un ton toujours très gentil sans être niais, Plein d’Essence trace donc avec humour les portraits doux-amer de ces « petites gens » lassés et fatiguées, mais qui jamais ne s’apitoient sur leur sort, comme cette femme de ménage, ancien militaire déclarant le plus honnêtement du monde adorer son travail alors qu’on la voit en train de récurer les W.C. Le film de Geneviève Mersch arrive donc à rendre un peu de leur dignité à cette poignée de personnages solitaires que les aléas de la vie ont empêché de réaliser les désirs de grandes aventures, les rêves les plus fous.
Un instantané de notre monde un peu triste, rempli de gens seuls, travaillant dur mais à l’enthousiasme inébranlable, l’aire de Berchem est une métaphore de la vie sur notre planète, cette planète que la mondialisation et l’uniformisation font rétrécir à vue d’œil, un monde où la course au rendement semble désormais plus importante que la qualité de vie.