Quelle frontière sépare l’intime et le public ? Lorsque l’on tient son journal, a-t-on conscience que quelqu’un le lira peut-être un jour ou sera-t-il détruit avant que les mots ne s’échappent des pages pour tracer leur route ? Marie-Louise Chapelle est la première femme française à avoir gravi un sommet encore inexploré de l’Himalaya en 1952. Une femme alpiniste des années 1950, une mère de famille, crampons aux pieds, qui partage sa vie en deux : montagne versus famille. Marie-Louise Chapelle a tenu un journal, a écrit des lettres, a photographié ses expéditions, les a filmées. Un trésor qui n’a jamais été ni brûlé ni jeté ni détruit. Un trésor intact sur lequel est tombée Ellen Vermeulen, lointaine parente de Marie-Louise.
Une femme qui part d’Ellen Vermeulen, 2024 - En Ville!

En lisant ces témoignages, en se plongeant dans les photos, la réalisatrice se questionne sur cette passion que l’alpiniste entretenait avec la montagne. Le lien qui les unit est indescriptible, elle fait partie de la montagne, elle est la montagne, elle ne pourra plus jamais être sans la montagne. Elle délaissera d’ailleurs son mari et ses enfants la moitié de l’année pour toucher les sommets dans des conditions extrêmes. Une femme mue par un désir de liberté, de solitude, d’ivresse, de dépassement d’elle-même. Parallèlement à cette figure féminine, il y a Ellen Vermeulen, à l’aube de la quarantaine, qui se questionne sur son désir d’enfant, sur sa propre liberté, et qui décide de se lancer dans une quête en suivant les traces de Marie-Louise Chapelle qu’elle n’a jamais connue, mais qu’elle sent pourtant si proche d’elle. Ellen Vermeulen veut suivre la voie ouverte par Marie-Louise, elle s’entraîne pendant une quinzaine d’années pour gravir le même sommet, pour ressentir, pour éprouver, pour être une femme à une autre place.
Composé de matériaux divers, d’images anciennes, d’images récentes, de photographies, de textes de Marie-Louise, de textes d’Ellen Vermeulen, le film est pourtant d’une grande hétérogénéité formelle et thématique. Il semblerait que ces deux inconnues ne fassent qu’une, comme une cordée où Marie-Louise serait la guide, suivie de près par Ellen. C’est un film qui parle de la femme, celle qui ne peut pas atteindre ses rêves parce qu’elle est une femme – Marie-Louise sera forcée d’arrêter l’ascension de ses rêves parce que des hommes l’avaient décidé – celle qui devrait choisir entre sa vie de famille et ses ambitions personnelles, celle qui réside sous le joug d’une société masculine et qui rêve pourtant de liberté.
En arrière-plan, il y a la beauté des images. Celles de Marie-Louise d’abord, images Super 8 d’un autre temps, photographies argentiques qui documentent l’ascension des années 1950. Et celles d’aujourd’hui de l’ascension d’Ellen. Septante ans séparent ces images et pourtant il semblerait qu’elles soient issues du même espace-temps. Parfois l’image se fait montagne et se craque subrepticement, se détériore, comme ces pics qui s’érodent année après année. La montagne, majestueuse, happe sans crier gare et berce en même temps, comme une main protectrice qui viendrait rassurer ces femmes en quêtes existentielles. « Une femme qui part ne revient jamais la même ».
Ce trésor filmique, entre film (auto)biographique et film de montagne est d’une grande sensibilité tant par les mots choisis que par les images.