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La folie Almayer de Chantal Akerman

Publié le 15/02/2013 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Sortie DVD

Fiction de Chantal Akerman 


Librement adapté d'un roman de Joseph Conrad, La Folie Almayer le dernier film de Chantal Akerman, en a gardé le décor dans le sud-est de l'Asie autour de la tradition asiatique et de la modernité occidentale. Au début du XXe siècle, Conrad éclairait les contradictions du colonialisme coincé dans la civilisation en marche et de la supériorité sociale des civilisés sur les primitifs. À ce côté darwinien (évolutionniste) a succédé la critique des anthropologues qui ont émis des doutes sur cette entreprise impériale. Dans son film, Chantal Akerman montre une jeune métisse broyée, écrasée entre deux cultures, deux visions du monde, deux traditions incompatibles entre elles. Mais ce qui l'intéresse d'abord, ce sont les rêves écroulés des uns avec la trajectoire apocalyptique et maladive qu'ils proposent aux autres.

La folie Almayer de Chantal Akerman

Le tout autour de Kaspar Almayer, un père oisif et exclusif qui veut offrir à sa fille une éducation occidentale considérée comme un "must". Kaspar a épousé une indigène pour hériter de sa fortune, mais s'est ruiné. Nina porte sur ses épaules les désirs de ce père et le mépris qu'il a pour sa femme malaise. La jeune fille se retrouve à un moment donné en dehors de sa mère, coincée entre deux hommes : un père qui ressemble à un vieux mari abusif et un jeune amant militant indépendantiste. Une sorte de double, allégorie d'une humanité déchirée entre la tradition et son négatif. Le plan d'ouverture nous montre les vagues de la mer lors d'une nuit sombre. La tragédie s'annonce comme dans le prologue d'un opéra. Suit un plan ou Dain, l'amant de Nina qui l'a enlevé à son père chante en play-back la copie suave d'une chanson dans un cabaret. Derrière lui, Nina et trois jeunes filles s'agitent en copiant vaguement les gestes traditionnels. Comment danser gracieusement, à la cambodgienne ou à la siamoise, en recyclant avec ses poignets, ses bras et ses jambes les gestes mille fois répétés par la tradition, sinon en essayant d'incarner cette élégance issue d'une civilisation millénaire ? Dain est assassiné d'un coup de couteau. Les danseuses s'enfuient, sauf Nina qui se met à chanter Ave Verum Corpus, une aria de Mozart. On découvre ensuite Kaspar à l'intérieur de sa maison, s'asseyant sur un fauteuil et écoutant une chanson sur un disque vinyle. Il met ses chaussettes, puis ses chaussures pour circuler dans la boue d'une forêt tropicale humide. Suivent en flashbacks des séquences sur la descente aux enfers de la jeune fille autour d'un père obsédé par la recherche d'un trésor. L'or à tout prix est-ce une fumée qui se perd dans les nuages ? Pas Vraiment, car il est vrai que des archipels d'Indonésie en remontant le fleuve Mékong, on débouche sur le triangle d'or de Birmanie qui n'est pas un fantasme.

La folie Almayer de Chantal Akerman navigue autour des entrelacs de vies multiples contradictoires dans un ailleurs peuplé de rêves dont certains détruisent la vie ou la momifient plutôt que de la vitaliser. Le flux continu du temps n'est pas rectiligne, sinon dans notre propre pensée. Il existe des diagonales que mère et fille vont essayer d'utiliser, des lignes de fuite. Parmi elles, l'eau est une fuite attirante parmi laquelle on peut glisser et disparaître entre les feuilles et les branches de toute une végétation qui couvre de petits sentiers maritimes et ouvre d'autres chemins. Les rivières offrent un courant d'eau qui peut être un canal avant les vagues de l'océan proche. La mère et sa fille s'en servent, espérant échapper à l'emprise de cet homme délirant, bousculé par la chaleur de la saison sèche. Chantal Akerman le cadre souvent assis avec, à ses côtés, un ventilo perdu dans son univers, sic transit gloria mundi (Ainsi passe la gloire du monde). Les yeux rêveurs de cet alcoolique ne comprenent pas que la pluie de la mousson régénère la vie dans le sud-est asiatique. Les chemins de l'eau ouvrent d'autres horizons.

Toute la beauté du film de Chantal n'est pas seulement de se servir d'un grand classique de la littérature pour lui donner un présent contemporain, mais aussi d'offrir d'autres pistes de réflexion. L'art comme ressource à la vita activa. Donner à entendre ce qui ne s'entend pas, offrir un invisible dans ce qu'il y a dans le visible, en somme le processus qui le rend audible et visible.


La folie Almayer, Chantal Akerman, édité par Twin Pics, diffusé par Twin Pics

 

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