Kaspar Almayer, négociant hollandais – ambitieux et rêveur – a épousé une Malaise recueillie par Tom Lingard, patron d'un comptoir de commerce en Malaisie (sud-est asiatique). Lingard & cie vend et fait le trafic de rotin et de résine. Almayer, homme blanc à la recherche du trésor ou prétendu trésor de Lingard, s'installe avec sa femme et sa fille dans une maison appelée « La Folie ». Il aime et adore Nina, sa fille métisse, et déteste sa femme malaise. Partagée entre deux mondes, Nina s'enfuit du pensionnat qui la déracine de la vie malaise.
La Folie Almayer de Chantal Akerman
La Folie Almayer, le film de Chantal Akerman, parcourt l'Asie avec ses fantasmes de négociants, l'argent qui circule comme lien d'échange entre deux cultures, la passion christique d'un homme pour sa fille qui vit dans un entre-deux permanent : l'Occident et l'Asie. Nina cherche des repères, après avoir quitté son collège de bonnes sœurs, elle survit grâce à l'itinéraire d'un insurgé dans la jungle de Malaisie. La révolte, donc, contre les relations de cruauté et de violence que le vernis des entreprises commerciales s'efforce de dissimuler. La Folie Almayer navigue entre le flux dévastateur de l'échec, la déchéance d'un père, et une jeune fille qui décide de s'affranchir (courage, fuyons) de l'amour tyrannique du pater.
Chantal Akerman s'inspire de La Folie Almayer (Folio/poche), un roman de Joseph Conrad à la narration complexe et fragmentaire, une structure de temps superposés dans les rêveries du négociant Almayer. L’ouverture du film est digne d'un opéra, telle qu'aimait les pratiquer Orson Welles (Citizen Kane, Mr Arkadin). Dans un dancing de Malaisie, un jeune Malais chante une romance populaire en play-back, entouré de danseuses à la chorégraphie simple. Pendant qu’elles suivent le tempo sonore de la bleuette (1), le chanteur est poignardé. Nina, jeune métisse, se met à chanter un aria a capella en dessinant des vaguelettes avec ses mains. Du play-back au flashback, Chantal Akerman nous fait circuler dans les méandres d'un fleuve, vers un passé qu'elle va dilater dans de multiples séquences autour d'Almayer. Le père de Nina n'est plus que l'ombre de lui-même. Ses rêves d'Eldorado s'engloutissent dans le délire et la folie.
De longs travellings dans la jungle et les eaux du fleuve, de l'ombre à la lumière, stylisent le récit en zigzags proche du récit de Conrad et des films de Chantal Akerman.
Pourquoi le film de Chantal Akerman continue-t-il à nous offrir une boîte à outils sur le monde complexe mais compréhensible dans lequel nous vivons ; nous le rendant à la fois si loin et si proche ? Si loin dans l'espace-temps de la durée par rapport à l'immédiateté permanente, de notre monde d'images instantanées, et si proche de notre attente entre la lumière et les ténèbres de la durée d'une vie. Les films de Chantal Akerman nous rappellent que nous circulons entre la différence et la répétition, et cela via notre corps, le sien (Je, tu il, elle) et le choix des corps propres à ses personnages féminins qui observent les signatures masculines d'un ordre social qui ne cesse de dériver ou de basculer dans la folie. Le corps parle, y compris dans un mode de signes, fait de codes qui nous font circuler de l'anorexie à la dépendance, dans le silence ou le cri.
Ce monde en perpétuel mouvement est, pour la cinéaste, peuplé de personnes ou de personnages qui captent un temps qui passe et ne cesse de revenir, mais « où l'on attend, en comptant les jours » écrit Gilles Deleuze dans Cinéma 2 (éditions de Minuit). Sur le cinéma de Chantal, le philosophe précise : « Les états du corps sécrètent une lente cérémonie qui relie les attitudes correspondantes et développent un gestus féminin qui capte l'histoire des hommes et la crise du monde ».
Comme Agnès Varda ou Chris Marker, Chantal Akerman est vidéaste, conceptrice d'installations d'art contemporain, documentariste et cinéaste.
Voir les films ou les installations de Chantal Akerman nous fait rencontrer et circuler dans la seule chose qui se conserve : l'art. Chantal ne cesse de nous filer des voyages dans un espace-temps fluctuant comme la vie.
(1) Pour les mélodies romantiques, re(voir) Toute une nuit en DVD, Chantal Akerman, Collection : Cahier du Cinéma.