24 City de Jia Zhang-Ke
Au moment où Bruxelles met à l'honneur la culture chinoise avec Europalia Chine, il est intéressant de parler d’un cinéma en marge du système de la République chinoise. Comme chez nous, celui-ci est plus proche de l'artisanat que de l'industrie, car le numérique a offert à ce pays un immense avantage. Avec une équipe réduite et mobile, les coûts de tournage, allégés, leur permettent de travailler sans les autorisations des fonctionnaires et d'éviter les censures de l'Etat. Depuis la sortie des neuf heures d'À l'ouest des rails de Wang Bing (seul avec une DV-Cam), nous avons découvert, émerveillés, cette manière de conter à travers la décomposition progressive des usines de la zone sidérurgique de Tie Xi (région de Shenyang, en Chine du Nord), la fin de toute une vie industrielle de plus d'un million d'ouvriers.Jia Zhang Ke poursuit la métaphore de cette vertigineuse et colossale mutation imposée par la mondialisation du XXIème siècle (le passage du communisme au capitalisme). Mais Jia Zhang Ke n'est pas un idéologue, juste un observateur attentif. Il ne nous parle pas du passé prestigieux des empereurs sur lequel reposent les films de ses collègues de la cinquième génération, il s'intéresse à la complexité d'une vie (qui, pour certains, n'est que la survie), aux myriades d'expériences humaines que la population des campagnes accepte, par une pratique des moyens d'un cinéma non conforme aux règles du spectacle commercial.
Dans 24City (après la ville de Fenjge engloutie par le barrage des Trois Gorges dans Still Life), il ressort sa caméra HD-numérique (chef op’ Yu Likwai – ex INSAS) et nous plonge dans un film d'hybridation réalité-fiction. Huit monologues sur la vie de l'usine 420 de Chengdu, capitale du Sichuan, fleuron de l'aéronautique militaire chinoise, détruite au profit d'un luxueux complexe immobilier baptisé 24 City. Un vécu raconté par quatre anciens ouvriers, et rejoué par deux acteurs et deux actrices avec le souci du temps passé et présent. Il s'agit là d'une des marques de fabrique du réalisateur (souvenons-nous du formidable Platform auquel 24 City nous fait penser).
Des panoramiques comme des coups de pinceau, dignes de la peinture en rouleau chinoise, et des plans fixes exprimant une mémoire orale dont les discours ne cessent de se superposer, sont entrecoupés de poèmes tirés du Rêve dans le pavillon rouge de Cao Xueqin (comparable, par le sujet et le nombre de pages, à La Recherche du Temps perdu de Marcel Proust. En français chez le même éditeur : Gallimard/Pléiade). Jia nous rappelle ainsi que le vrai sujet de 24 City est le temps, la durée, les nappes du passé. Comment ressusciter le passé d'un monde qui ne cesse de l'anéantir ? En filmant ses ruines, en offrant une fiction au-delà des codes habituels de l'image afin de donner force au document.
« Au-delà de la force du témoignage, le défi du film de Jia Zhang Ke réside dans l'interrogation sur une possible réhabilitation de ce qui est condamné à disparaître. »1 L'avenir, c'est tracer les traces du passé.
24 City est un film qui traite de l'ampleur d'événements qui se sont déroulés sur soixante années, subis par trois générations. Les 112 minutes passent comme un éclair.
(1) Angel Quintana, À L'ère du numérique le cinéma est toujours le plus réaliste des arts, éd. 21ème siècle/les Cahiers du cinéma.
24 City de Jia Zhang-Ke, édité par Cinéart, diffusé par Twin Pics.
Cinéart et Twin Pics offrent 5 exemplaires de ce beau film si vous répondez à nos deux questions.