Star du cinéma indépendant américain, Jim Jarmusch, l’est depuis que Stranger than paradise, son second film révélé au Festival International de Cannes, en 1984, à la Quinzaine des réalisateurs l’a propulsé sur la scène internationale. Son cinéma montre sa singularité plutôt que de céder aux sirènes du cinéma d’action des grands studios hollywoodiens : « j’ai de plus en plus de mal à regarder des films plus commerciaux, où les plans ne durent que trois secondes. Le montage rapide me donne mal à la tête. Ils n’ont aucun sens de la musique. J’espère que mes films n’appartiennent à aucun genre ». Dès Permanent Vacation, son premier film, Jarmusch a imposé un style narratif nonchalant, un art minimal devenu la « Jarmusch touch ». Plus que les cours de l’université de Columbia à New York, Jarmusch revendique une filiation avec Nicholas Ray avec lequel il a eu la chance de travailler sur Nick’s Movie de Wim Wenders. Il a retenu du réalisateur des Amants de la nuit d'envisager chaque séquence comme un film à part entière.
Broken Flowers de Jim Jarmusch
En 2005, Jim Jarmusch a obtenu le Prix du Jury au Festival de Cannes pour Broken Flowers, un film dont nous vous présentons l’édition en DVD éditée par Cinéart.
Le film
Don Johnston (Bill Murray) affalé sur son canapé, scotché à sa télévision, semble tétanisé par le départ de sa petite amie (Julie Delpy). Ce quinquagénaire dépressif reçoit une lettre anonyme écrite à l’encre rose lui annonçant une paternité dont il est à cent lieues de se douter. S’il n’avait un voisin hyperactif, il est probable que Don Johnston accueillerait la nouvelle en s’effondrant devant des séries télévisées pour ne penser à rien. Mais Winston, son dynamique voisin, (d’origine éthiopienne) l’incite à rechercher ce fils hypothétique. Il lui trace un itinéraire en partant des amies avec lesquelles Don a partagé sa vie.
Celui-ci s’embarque donc dans un voyage qui revisite un passé qu’il croyait enfoui. Cinq maîtresses, cinq étapes dans les diverses strates de la société américaine selon une procédure identique. Don voyage en avion et loue une voiture pour retrouver les femmes de sa vie et découvrir peut-être le fruit de sa paternité. La première, Sharon Stone, vit joyeusement avec sa fille Lolita. La deuxième (Fances Conroy) a fait fortune dans l’immobilier, la troisième (Jessica Lange) est une sorte de gourou New Age, la quatrième (Tilda Swinton) une marginale colérique, la cinquième repose dans un cimetière.
Toute la beauté de Broken Flowers est de renouer avec le passé de toute une génération marquée par la contre-culture, l’opposition à la guerre du Vietnam, le power flower (d’où le titre), le combat pour les droits civiques tout en conservant une distance pleine d’humour. Une époque qui semble n’être plus qu’un souvenir, engloutie par le néo-libéralisme effréné. Cool, Broken flowers, de Jarmusch est un film sur la perte du monde sinon la perte d’un monde.
Bonus
Broken Flowers, ex-Dead Flowers
Dans les bonus de ce double DVD, on découvre un entretien avec Jim Jarmusch, dans lequel on constate que le cinéma américain est très proche du cinéma belge par bien des côtés. En effet, on y apprend que même Jarmusch, qui s'est fait un nom en lettres d'or dans le paysage cinématographique international, galère pour réaliser les montages financiers de ses films, certains de ses projets restant dans les tiroirs par faute de moyens!
Dans cet entretien, délicieusement monté avec des éléments de son film, Jim Jarmusch se révèle un metteur en scène très pointilleux; chaque élément qui fait partie d'une scène est une touche d'un tableau; un plan est conçu dans ses moindres détails.
« Tout ce qui compose un plan au cinéma a une influence sur comment vous allez recevoir un film. Tout ce qui entoure un personnage, permet de mieux le cerner. Je suis très précis dans le scénario. Par exemple, j'insiste sur le genre de voitures que conduisent les personnages. Je veux que pour le tournage, on me trouve exactement la voiture que j'avais en tête. Je fais très attention à tous les objets, j'ai toujours été comme cela. Le spectateur fait plus attention aux détails dans Broken Flowers parce que c'est un peu une histoire de détective avec un personnage à la recherche d'indices.
Donc, cela m'intéressait de jouer avec la présence à l'image d'objets que le personnage est censé trouver afin de résoudre le mystère du film : qui est la mère de son enfant? Existe-t-elle? Y a-t-il même vraiment un enfant?
On remarque donc des indices plus que dans mes précédents films. »
Jim Jarmusch dévoile également que ce film est en contradiction avec lui-même sur plusieurs points. Il révèle qu'il n'aime pas se retourner sur son passé, et pourtant, son héros est un quinquagénaire qui se fait rattraper par son histoire.
« Il y a une autre contradiction qui me plaît dans Broken Flowers. D'habitude, quand je commence à écrire, à imaginer un personnage, (...) je me sens toujours proche de lui. Et dans ce film, dès l'écriture, je me sentais loin du personnage, je ne suis pas comme lui, je ne m'intéresse pas à lui.
Savoir que le rôle allait être joué par Bill Murray m'a donné confiance. J'espérais que le jeu subtil de Bill Murray allait m'attirer vers ce personnage, et que j'allais finir par m'attacher à lui.(...) Je savais que Bill saurait me faire aimer son personnage ».
Les conséquences concrètes de cette contradiction se sont révélées pendant le montage du film. « J'ai tenté de construire le voyage du personnage de manière à ce que, peu à peu, je ressente quelque chose pour lui. Tout cela m'a incité à monter le film à l'envers. ». Contrairement à ses habitudes, Jim Jarmusch commença le montage par la dernière scène et remonta le cours de l'histoire.
Après avoir travaillé avec Bill Murray dans Coffee and cigarettes, Jim Jarmusch écrit le scénario de Broken Flower pour lui. C'est en pensant à lui, à son jeu, qu'il construit le personnage de Don Johnston. De même, il écrit le personnage de Laura pour Sharon Stone qu'il avait adoré dans Casino de Martin Scorsese.
Les spectateurs de Jim Jarmusch savent que la musique tient une place primordiale dans ses films. Dans celui-ci, c'est Mulata Astalke, un jazzman éthiopien, qui berce les blessures de Don (comme dit son voisin et ami éthiopien, c'est de la musique pour l'âme!). A côté de la musique, il y a aussi les silences, ces moments où il ne se passe pas grand chose, chers à Jim Jarmusch.
Au moment du tournage, Jim Jarmusch donna une entrevue, sous forme de carte postale, sur la recherche qui le pousse à faire des films, et qui se retrouve dans les bonus.
« J'aime créer des scènes où on ignore ce qui va se passer, pas des formules toutes faites. Il y a quelque chose que l'on retrouve dans mes autres films, car c'est une part précieuse de la vie... C'est le hasard, la coïncidence. Ce sont ces principes qui guident nos vies. On peut prévoir tout ce qu'on veut, mais les choses belles et profondes sont irrationnelles. Elles sont émotionnelles, relationnelles et très mystérieuses. Toutes ces choses interviennent dans le cheminement de la vie. J'ai toujours essayé de faire des films qui étaient ... je sais pas, c'est la théorie du chaos. Les choses n'arrivent pas de façon rationnelle, mais plutôt de façon émotionnelle ou hasardeuse, ou grâce à des molécules dans l'univers qu'on ne contrôle pas.
Ça traite du désir profond d'obtenir ce qui nous manque, sans vraiment pouvoir définir ce que c'est précisément. C'est pas très bon comme synopsis!
Je ne veux pas que les gens soient désespérés ou tragiques à la fin ou qu'ils se disent : « c'était une comédie romantique légère, allons bouffer une pizza. » J'aimerais qu'ils gardent le film en eux pendant un petit moment. Ça, ça me rendrait heureux.
Ce à quoi je peux aspirer le plus, c'est de vivre l'instant présent. C'est facile à dire mais c'est dur à faire! »
Broken Flowers par Jim Jarmusch, édité par Cinéart et distribué par Twin Pics.