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Carnage de Roman Polanski

Publié le 15/05/2012 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Sortie DVD

Le délire de deux couples qui s'affrontent. Tout ça pourquoi ? Parce que Zachary et Ethan, leurs enfants, se sont bagarrés (l'un dénonçant l'autre et celui-ci, en représailles, le frappant avec un bâton). Régler un conflit à l'amiable ressemble à un compromis à la Belge. Sauf que cela dure 90 minutes et pas un an dans un zigzag permanent. Roman Polanski a réalisé un film tiré d'une pièce de théâtre de Yasmina Reza (Le Dieu du Carnage). Il le situe dans un appartement de la classe moyenne supérieure de New York plutôt qu'à Paris. Un endroit ultramoderne, fonctionnel, hygiénique, avec des personnages up to date qui s'intéressent à l'art. Quatre bobos travaillant à une époque où le travail est devenu une denrée rare sur le marché (le travail non pas sous l'angle de l'effort aliénant et épuisant, mais comme plaisir). Nos quatre protagonistes, à la recherche d'un plaisir utilitariste, plongent dans le paysage pulsionnel de leur existence. « L'enfer, c'est les autres », disait Sartre dans Huis clos.

Carnage de Roman Polanski

Roman Polanski s'est intéressé, au début de sa vie, aux multiples artifices du spectacle théâtral : l'interprétation, les jeux de scène, les costumes, les décors, les jeux de lumière. Sachant cela, on comprend mieux pourquoi la chorégraphie en temps réel de Carnage est d'une précision diabolique. De même cette caractéristique, chez le réalisateur franco-polonais, de la structure circulaire qui offre un sentiment de sur-place permanent, d'a-temporalité, de voyage immobile dans l'espace restreint d'un appartement.

Il y a un moment inoubliable dans Carnage. Le quatuor civilisé, responsable et rationnel, vire sa bonne éducation pour se chamailler comme leurs enfants. Nancy jette le portable de son avocat de mari, Alan (sorte de monsieur sans-gêne dominant), dans le bocal à poissons. Michael, le quincaillier (artisan bonne pâte) le sort de l'eau et, à l'aide d'un sèche-cheveux, essaie de sauver l'engin machinique. Nancy et Pénélope, hilares, se lèvent de leurs sièges, debout comme des supporters de foot lorsqu'un joueur marque un but sur un terrain. Les deux mecs sont par terre, effondrés et s'écrient : « C'est incroyable, c'est irresponsable ! ». Alan ajoute : « J'ai mis des heures à le configurer, j'ai mis ma vie entière là-dedans ». Les filles se marrent : « Sa vie entière ! » Pénélope ajoute : « Mon mari aura passé l'après-midi à sécher les choses ».

Carnage n'est pas qu'un récit sur des couples qui exposent les zones grises et sombres de leur vie, il nous montre aussi que l'humain est désormais confronté aux machines (du téléphone portable au sèche-cheveux) qui disciplinent l'homo sapiens et désubjectivise les individus. Sommes-nous prisonniers de nos propres inventions ? « C'est de la technique, souligne Gunther Anders, que viennent les impératifs moraux d'aujourd'hui ; et ceux-ci ridiculisent les postulats moraux de nos aïeux, pas seulement ceux de l'éthique individuelle, mais aussi ceux de l'éthique sociale » (1)

On ne s'étonnera pas vraiment si l'avant-dernière séquence montre le portable d’Alan qui se met à vibrer énergiquement sur la table, se déplaçant lentement à côté d'une tulipe jaune, aux pétales quant à eux, immobiles.

 

(1) L'Obsolescence de l'homme, tome 2, de Gunther Anders : « Il ne suffit pas de changer le monde. Nous le changeons de toute façon. Il change même considérablement sans notre intervention. Nous devons aussi interpréter le changement pour pouvoir le changer à son tour. Afin que le monde ne continue pas ainsi à changer sans nous. Et que nous ne nous retrouvions pas à la fin dans un monde sans homme ». Editions Fario. Sur le même sujet, deux petits livres chez Rivages-poche de Giorgio Agambem : Qu'est-ce qu'un dispositif ? et Profanations.

 

Carnage de Roman Polanski, édité par Cinéart et diffusé par Twin Pics.