Dernièrement, on vous a parlé d’un coucou de chez coucou, The Knack and how to get it de Richard Lester (1965). Retour aux fabulous sixties, via le cinéma de l’école de Prague, aujourd’hui oublié.
Au milieu des années soixante, Jacques Ledoux, le créatif conservateur de la Cinémathèque royale de Belgique qui a toujours eu le nez fin (nous lui devons, vingt ans après, la découverte du cinéma taiwanais) nous présente, pendant un mois entier, dans sa caverne d’Ali Baba, les films-phares d’un cinéma tchèque inconnu au bataillon cinéphilique européen. De l’Est, on ne connaît, dans ces années soixante, que deux points de vue dans l’arc du cercle communiste : celui de l’URSS pour des fucking soirées projetant de sidérantes mièvreries à la puissance deux qui ensommeillent sans Zolpidem (sauf dans la marginalité du pouvoir avec l’école orthodoxe, Andreï Tarkovski et Sergueï Paradjanov); et celui, super bien pigé par les cinéloulous, la nouvelle vague du cinéma polonais de l’école de Lodz (avec les films d’Andreï Wajda, Andrzej Munk, Jerzy Kawalerowitz, Wojciech J.Has et Roman Polanski). Sympas de chez sympas. Y a pas photo mec. En cette année 1966, comment continuer à faire kiffer les jeunes cinéphiles qui fréquentent le Musée du Cinéma en Levi’s délavés, les cheveux à la Beatles et les pieds dans des Clarks en daim ?
DVD-Coup de cœur
Nous les avons tant aimés
Deux ans plus tard, ce sera La Plaisanterie (1968) de Jaromil Jires.
Un moment-phare que cette année 1968, pour deux raisons. D’abord parce que le film de Jires est une adaptation du livre culte de Milan Kundera qui fut l’un des professeurs de l’école de la FAMU. Ensuite, parce qu’en août 68, l’écrin de cinéastes que nous venons de découvrir et tant aimé s’effondre, brisé par les chars des pays de l’Est sous prétexte d’une normalisation décrétée par Brejnev, un vieux schnoque allumé à la vodka Smirnoff. Notre éblouissement s’estompe sachant que nous sommes repartis pour un tour dans le cinéma en béton armé et sans vie. En septembre 68, le chaos est total à Prague. Milos Forman s’enfuit grâce à Claude Berri qui l’emmène, avec sa famille, dans sa propre voiture vers l’Autriche, via la France, une équipée digne d’un film en noir et blanc de Milos. Il s’envole vers les Etats-Unis où le rejoint Ivan Passer. Les autres se taisent, se cachent, ou se perdent dans l’espace-temps que leur promet la consommation occidentale. Forman s’impose chez les Américains avec Vol au-dessus d’un nid de coucou (1975) et Amadeus (1984). Ivan Passer a moins de chance malgré le très beau Cutter’s way (1981).
Le temps a passé. Les jeans Diesel sur les hanches ont remplacé les Levi’s élimés, les Redkins en cuir noir ont remplacé les Clarks en daim, mais on mate toujours les filles et on essaie de gérer le temps. Oui ou non ?
Et soudain, les souvenirs enfouis resurgissent. Une série de DVD, éditée par Malavida, nous permet de redécouvrir les films de cette génération tchèque sacrifiée, mais surtout de montrer aux cinéastes belges un cinéma, si loin, mais si proche de l’humour surréaliste qui est notre marque de fabrique.
Trois films majeurs :
L’As de pique, le premier film de Milos Forman, est filmé (première plaisanterie) en dehors des studios Barrandov, en décor naturel. Comme si cela ne suffisait pas, il nous conte une histoire qui ridiculise les sujets tabous du régime tchèque. Un adolescent de seize ans timide et gauche, plongé dans le monde du travail, se voit chargé d’espionner ses collègues dans l'espoir de grimper dans la hiérarchie et devenir chef de rayon. Pour couronner le tout, il est affublé d’un père sentencieux et son plan cul s’effondre. La jolie Pavla ne le considère pas comme un amant, mais comme un chouette ami. L’As de pique est une radiographie de la société tchèque en faillite d’idéologie, de repères.
Trains étroitement surveillés de Jiri Menzel (Oscar 1967 du meilleur film étranger) s’intéresse aussi aux problèmes des ados. Milos, qui boulonne dans une gare tchèque, est tourmenté par une timidité qui l’empêche de séduire la jolie contrôleuse de la gare qui n’attend cependant qu’un geste de sa part. Une défaillance de virilité qui le pousse à envisager le suicider : carrément !Adapté du roman de Bohumal Hrabal (un juriste reconverti en ouvrier, non par amour pour Staline, mais pour comprendre un quotidien qui va le servir dans ses nombreux romans),Trains étroitement surveillés est un mélange burlesque des avatars de la bureaucratie, d’une sexualité difficile à intégrer dans une adolescence tourmentée. Un style complexe, tragi-comique, ostensiblement subjectif, jouant sur les ellipses et à mille lieues du réalisme socialiste. Un style, donc, que la nouvelle vague du cinéma tchèque aborde en s’intéressant aux deux écrivains majeurs de leur génération : Milan Kundera et Bohumil Hrabal qui ont rompu avec les diktats idéologiques pour s’intéresser à la sphère privée et la vie quotidienne.
Les Petites marguerites de Vera Chytilova est un film féministe. Euh, certes, mais encore…Inclassable et surréaliste. Oui, oui, la suite siouplait ! Marie1 et Marie 2, gamines irrévérencieuses, se font inviter par des vieux schnoques, genre Brejnev au carré, pour les ridiculiser. La société dans laquelle elles vivent les ennuie, une société péniblement lourde, pleine de nullards et de pavés sans plage.
Marie1 et Marie 2 décident de semer le désordre dans les lieux publics. Feu sur le faux palais des bureaucrates déguisés en faux princes d'un avenir qui ressemble à un à venir sans fin. Les bouffées délirantes de Marie 1 et Marie 2 ne sont pas sans rappeler les principes du cinéma muet : la bagarre des tartes à la crème, la danse de Charleston, le jardinier et les cyclistes (le cinéma des Lumière.) Mais surtout la destruction du récit, la désarticulation du langage dans une logique de l’absurde où le style formel rejoint la thématique (répétitions, coupures, accélérations) en ont ébloui plus d’un. À commencer par Jacques Rivette qui s’est longuement entretenu avec Vera Chytilova dans Les Cahiers du cinéma n°198. C’était en février 1968, 6 mois avant le coup de Prague.
L’As de pique (1964) de Milos Forman, Trains étroitement surveillés (1966) de Jiri Menzel, Les Petites marguerites de Vera Chytilova, éditions Malavida.