DVD-Coup de cœur: Persan, vous avez dit persan ?
Kiarostami, Persan, vous avez dit persan ?
Qu'est-ce que le cinéma persan ? Comment s'est-il constitué par rapport à la camera obscura issue de la perspective de la Renaissance occidentale (1), voire à la peinture du rouleau en Asie mais aussi, bien sûr, à la culture picturale des miniatures persanes ? En s'emparant de la diversité qu'offre la Perse, ce pays du milieu qui croise plusieurs aires culturelles, de l'Orient et de l'Occident, du monde gréco-romain au monde de la Chine. En se servant de l'aplat de la peinture persane, chinoise ou japonaise, de l'icône russe, mais aussi de la vision scientifique de la perspective (lignes de fuite et profondeur.) Abbas Kiarostami, le réalisateur le plus créatif, Palme d'Or au Festival de Cannes, a réinstallé le regard à la place de la représentation en privilégiant la présence plutôt que la reproduction, pour citer Jean-Luc Nancy : un pas de côté énorme, tout simplement.
La nouvelle vague iranienne
En ces jours sombres que vivent, depuis juin, les Iraniens à Téhéran et ailleurs, il est bon de signaler que cette Nouvelle Vague iranienne ne doit rien au régime des Ayatollahs (qui ont horreur des images qui ne sont pas des icônes.) Les cinéastes iraniens ne cessent d'en détourner l'influence (ce n'est évidemment pas pour rien que ce cinéma nous montre, avant tout, des femmes et des enfants) et d'obtenir, grâce à la France et l'Italie, des fonds pour tourner des films à très petit budget. Signalons que Moshen Makhmalbaf et Marjane Satrapi ont dénoncé la fraude électorale ou le coup d'état survenu à la mi-juin de cette année 2009.
Le règne de l'Ayatollah Khomeiny a mis l'industrie cinématographique en veilleuse (deux ou trois films tournés par an.) En 1983, la création de la Fondation Cinématographique Farabi relance une production qui atteint vite la réalisation d'une soixantaine de longs métrages par an. La nouvelle vague iranienne démarre autour de Moshen Makhmalbaf (cinéaste complexe et lié à son époque révolutionnaire, réalisateur-vedette devenu en Iran, il va passer de la politique à la culture, avec des films qui vont lui valoir, ainsi qu'à ses deux filles, maintes récompenses internationales.) Célébré par le public iranien de la révolution à la post-révolution, devenu emblématique de leur cinéma, il a servi de personnage dans Close-Up, l'un des chefs-d’œuvre d'Abbas Kiarostami, autre symbole du cinéma iranien dont l'audience internationale a permis de faire connaître, dans le monde entier, un cinéma devenu aussi important que le jeune cinéma d'Asie (Taiwan, Chine pop., Hong Kong, Corée du Sud, Thaïlande.)
Makhmalbaf, donc qui outre Salaam Cinema (1995), Gabbeh (1996), Le silence (1998), ainsi que Kandahar (2001) est diffusé en Europe. Ce dernier film, qui met en valeur le cinéma perse d'Afghanistan, se poursuit sur le même thème par Samira Makhmalbaf (La pomme-1998) et Siddik Barmak (Osama). Signalons que Makhmalbaf encourage aussi l'éducation des enfants afghans à travers l'alphabétisation, la culture et les arts via l’ACEM, une organisation non gouvernementale qu'il a fondée. Sa famille est une tribu où tout le monde participe aux projets concernant l'éducation, l'hygiène et l'enseignement du cinéma. Marziyeh Meshkini, sa femme, réalise Le Jour où je suis devenue femme. Samira, sa fille, obtient le Prix du Jury au Festival de Cannes pour Le tableau noir et À 5h l'après-midi. Hana, sa plus jeune fille a, il y a peu, réalisé Joie de la folie (2003) et Le Cahier (2007).
Jafar Panahi, assistant d'Abbas Kiarostami sur Au travers des oliviers, s'est rapidement imposé avec des films comme le Ballon blanc (1995), Le Cercle (Lion d'Or à la Mostra de Venise en 2000) Sang et Or (Prix du Jury de la Quinzaine des réalisateurs à Cannes en 2003), et Hors-jeu (2006).
Mais citons aussi Bahman Ghodabi, pour Un temps pour l'ivresse des chevaux (Caméra d'Or au Festival de Cannes en 2000), Half Moon (2007) et On ne sait rien des chats persans (2009) présenté au dernier festival de Cannes.
Enfin, signalons, aussi Persepolis (2007), film d'animation, sorte d'auto-fiction de Marjane Satrapi qui a obtenu le Prix du Jury du Festival de Cannes en 2007.
Ce cinéma, situé hors des dogmes ou des mots d'ordre d'un chef, aussi religieux soit-il, ne s'intéresse qu'à la vie, au regard sur le monde que nous offrent principalement les enfants et les femmes. Un cinéma qui revalorise le quotidien dans sa durée en « désassujettissant » l'instantanéité, en montrant les invisibles de l'écran du spectacle. Comment vit-on dans la durée d'un temps harcelé par de permanents tremblements de terre, en dehors de l'eau de rose du théâtre visuel ?
Abbas Kiarostami
Kiarostami, quant à lui, est plus qu'un maître de la nouvelle vague iranienne, il est, ainsi que le signale Alain Bergala, « un continent nouveau sur la carte du cinéma. »
Le Passager (1974), Où est la maison de mon ami (1987), Devoirs du soir (1989), dès ses premiers longs métrages, Abbas Kiarostami explore la société iranienne à travers une enfance qui affronte les obstacles, les incertitudes de la vie. Bravant sa famille, Ghassem, le personnage du Passager, veut rejoindre Téhéran pour assister à un match de football. Il y parvient en prenant un bus de nuit, mais épuisé, s'endort pendant le match. Il a vécu un rêve éveillé qui est tout le contraire d'un échec. Le Ghassem du Passager reflète le quotidien à travers les simples faits de la vie, ce qui semble insignifiant, mais se grave dans la mémoire, est vécu par tous, et possède donc une valeur universelle.
Mais surtout Ghassem vit une traversée du miroir de ses rêves comme le spectateur vis-à-vis de l'écran. Chez Kiarostami, ainsi qu'il nous le démontre dans le génial Close-up, la réalité mène à la fiction. Dans ce jeu de miroir vertigineux, Kiarostami nous montre un homme qui joue avec le leurre du cinéma pour assouvir une mythomanie qui est le ressort du désir de tout spectateur. Ali Sabzian abuse une famille bourgeoise chez qui il s'installe en se faisant passer pour Moshen Makhmalbaf, célèbre cinéaste. Kiarostami filme son procès pour escroquerie (d'une valeur plus symbolique que matérielle) et la reconstitution de celui-ci. Ali Sabzian est lui-même (pendant le procès) tout en jouant son personnage (lors des reconstitutions.) Ali Sabzian interprète Makhmalbaf qui, lui-même, apparaît à la fin du film (tel l'acteur d'un film de Kiarostami), pour jouer son propre rôle (il va, qui plus est, engager Ali Sabzian dans un de ses films afin de lui permettre d'assouvir sa passion du cinéma.) Ce que reproche le tribunal à Ali Sabzian, le faux Makhmalbaf, c'est de fictionnaliser la réalité, ce que ne cesse de faire Kiarostami qui, en filmant imperturbablement la scène, rappelle qu'on peut se servir de leurres pour dire la vérité, plaide pour le droit à la fiction, le droit de faire du cinéma.
Et la vie continue (1992), Au travers des oliviers (1994), Le goût de la cerise (1997 – Palme d'Or du Festival de Cannes) nous parlent de la vie, y compris lorsque l'obsession pour la mort de Badii, le héros du Goût de la cerise nous est montrée. Cet homme d'une cinquantaine d'années vit une crise existentielle, et si le cinéaste nous rappelle que la vie se réveille au contact de la mort, il nous permet d'introduire un doute sur les certitudes enrégimentées de la société, qu'elle soit persane ou occidentale. Car l'un des attraits d'Abbas Kiarostami, ce qui rend sa place unique dans le monde du cinéma, est non seulement de se situer à la frontière entre l'Orient et l'Occident et d'en avoir créé une osmose, mais aussi d'avoir défendu l'image comme présence du monde et non comme sa reproduction.
La seconde vie de Kiarostami sera d'aboutir, avec le numérique, à son désir de liberté de création, en optant plus pour la caméra DV que pour la HD, tel un peintre impressionniste quittant l'atelier pour travailler, à l'extérieur, sur le sujet, décidant d'un champ libre pour réaliser des films sans équipe et nous montrer le monde (entre le documentaire et la fiction) avec ABC Africa (2001), Sleepers (2001), Ten (2002) et Five (2004).
(1) « La perspective fut le péché originel de la peinture occidentale », André Bazin, Qu'est-ce que le cinéma ?, p.12.
DVD disponibles :
Moshen Makhmalbaf : Salaam Cinema (MK2), Gabbeh (MK2), Le silence (MK2), Kandahar (Cinéart).
Samira Makhmalbaf : La Pomme (MK2), Le Tableau noir (Cinéart), À 5h l'après-midi (Wild Side)
Hanna Makhmalbaf : La joie de la folie (TF1)
Siddik Barmak : Osama (Cineart/Twin Pics)
Jafar Panahi : Le Ballon Blanc (Cinéart), Sang et Or et Le Cercle (Whynot/Les cahiers du cinéma), Hors-Jeu (MK2)
Bahman Ghodabi : Un temps pour l'ivresse des chevaux (MK2)
Marjane Satrapi : Persepolis (Cinéart/Twin Pics)
Abbas Kiarostami : Le Passager, Où est la maison de mon ami, Et la vie continue (Films du Paradoxe), Au travers des oliviers, Le goût de la cerise (MK2), Ten (Cinéart/Twin Pics), ABC Africa, Five (MK2) et le plus beau Close-up, au bazar de Téhéran (ou une copie chez un étudiant iranien en Belgique), version persane, sous-titrée en anglais.