Héros Fragiles, de Emilio Pacull
Héros fragiles
Le 11 septembre 1973, Augusto Pinochet, devenu général à la tête d'une junte militaire, renverse dans le sang le président socialiste Salvador Allende et son gouvernement d'unité populaire, démocratiquement élu en 1970. Un coup d'état élaboré d'après une stratégie très cohérente pour renverser un régime porté au pouvoir par des élections. « Pendant un certain temps, la planification du coup d'état suivit deux voies distinctes : les militaires préparaient l'extermination d'Allende et de ses partisans, tandis que les économistes préparaient l'extermination de leurs idées », nous explique Noami Klein dans La stratégie du choc, un livre étourdissant sur l'histoire secrète de l'ultralibéralisme (1). En effet, la partie économique fut confiée au Chicago Boys de Milton Friedman, apôtre du laisser-faire. Friedman va obtenir, en septembre 1973, avec cette thérapie de choc, la première expérience économique de ses idées ultralibérales. Comme le signale Noami Klein : « De ce laboratoire du réel, émergera le premier état administré par l'école de Chicago. Dans la contre-révolution qu'elle avait lancée à l'échelle mondiale, celle-ci tenait enfin sa première victoire. » (pp.91 à 93)
Le film d'Emilio Pacull, cinéaste chilien, assistant de pas mal de films de Costa Gavras, nous restitue et essaie de comprendre ce 11 septembre qui a fait basculer l'utopie socialiste dans le sang, avec des documents d'archives (visuelles et sonores), des témoignages d'anciens collaborateurs d'Allende, mais aussi des entretiens avec les « pinochiens » tels que Robert Thième, (issu de l'extrême droite armée) et Orlando Saenz (président du Sofafa chilien (la FEB belge) : pour plus de détails sur ce personnage clé, au niveau financier pour la contre-révolution, lire Noami Klein) (1).
Témoignage sur le deuil également : la mère du réalisateur, actrice très connue au Chili, est désormais dans une maison de retraite, absente du monde depuis que son mari Augusto Olivares (le beau-père d'Emilio Pacull), directeur de la télévision nationale chilienne, fidèle conseillé d'Allende, s'est suicidé d'une balle dans la tête, au Palais de la Moneda, le 11 septembre, à moins d'une heure avant que le président Allende ne l'imite.
Flash-back sur ce qui s'est passé à La Moneda, à Santiago du Chili, et qui est commenté, sans être vu, dans le film, par les quelques survivants. Quelques extraits de la reconstitution chronologique, par Pierre Kalfon, correspondant du quotidien Le Monde (2), sur cette journée décisive qui sonne le glas de l'utopie d'une révolution démocratique (élue comme au Chili). La fin de l'idée qu'un changement de société non-capitaliste est possible nous fait atterrir dans un capitalisme mondialisé, voire dans ce que les néo-conservateurs appellent, depuis la chute du mur de Berlin, la fin de l'Histoire :
H/ 9h10 : Trois aides de camp de la junte proposent à Allende de quitter le Chili dans un avion militaire. Il refuse.
H/ 12h25 : Dialogue capté sur une fréquence radio :
Pinochet : « Il faut tuer la chienne » (comprenez les marxistes avant qu'ils ne fécondent des enfants, des Antigones qui les vengent).
« D'accord, on lui offre toujours de quitter le pays ? »
« Ou il sort du pays... et l'avion s'écrase ensuite au cours du vol. »
« D'accord » (rires)
H/ 12h30 : Augusto Olivares se suicide. Allende demande une minute de silence, pendant les combats.
H/ 12h50: Reddition.
H/ 12h58 : Le docteur Patricio Gijon, médecin personnel d'Allende, remonte les escaliers avant de se rendre, et découvre le président Allende qui vient de se tirer une rafale de mitraillette AK 47(...) « la boîte crânienne a volé en éclats ».
La suite, en images photographiques, a parcouru le monde entier. On y voit les proches collaborateurs d'Allende quittant le Palais de La Moneda, jetés au sol, menacés pendant des heures d'être écrasés par les chenilles des chars qui tournent autour d'eux. Ensuite, pour certains, ce sont les 26 balles tirées dans le corps, aucune n'étant mortelle : autre forme de torture que celle que le 21ème siècle nous a fait découvrir, en Irak.
Emilio Pacull analyse cette journée traumatique du 11 septembre chilien avec froideur. Cela lui permet de retracer l'événement historiquement. Héros fragile démarre à trois cents à l'heure. On découvre la photo d'un homme mort, couché au sol. En bas du cliché, la note écrite signale qu'il s'agit du Président Allende. Le réalisateur est certain qu'il s'agit d'Augusto Olivares, son beau-père. Le médecin d'Allende confirme son point de vue. La photo représente Olivares qui a expiré sur ses genoux.
Le 11 septembre 1973, au Chili, les Etats-Unis ont fait plus que défendre les intérêts du Welfare State, ils ont expérimenté un nouveau modèle économique dans un pays soumis à la dictature. Milton Friedman (prix Nobel d'économie que l'on voit dans le film, fier comme un paon, martelant que le marché dérégulé offre la liberté), Milton Friedman donc, et ses Chicago Boys vont appliquer les règles de l'économie néolibérale dans une société désarticulée par l'armée, sans partis politique et sans syndicats ! Ce n'est plus une économie, c'est une idéologie qui va finir par couvrir les trois quarts du monde.
Pourquoi ces hommes, au Chili, ont-ils sacrifié leur vie ? Ceux qui survivent disent : « Quand une société perd ses capacités de rêver, elle est perdue. Une utopie, c'est quelque chose d'impossible à réaliser».
Les héros fragiles incarne l'utopie, la part d'humanité que nous sommes en train de perdre.
(1) La Stratégie du Choc, la montée d'un capitalisme du désastre, éditions Leméac/Actes Sud.
(2) Kalfon au Chili depuis 1969, arrêté ensuite par la junte et expulsé, in Dossier/Archives du Monde2, n°291, 12 septembre 2009
Héros Fragiles, de Emilio Pacull, éditions Montparnasse, diffusé par Twin Pics.