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INLAND EMPIRE de David Lynch.

Publié le 11/10/2007 par Grégory Cavinato / Catégorie: Sortie DVD

« It’s not an intellectual process in any way. It’s a flow of ideas, an intuitive feel… like jazz! »

David Lynch, à propos de sa méthode.

Inland Empire de David Lynch

Beaucoup de sornettes auront été dites dans la presse à la sortie d’INLAND EMPIRE, le dixième long métrage du dernier (?) artiste vraiment libre d’Hollywood, David Lynch. Deux camps se sont nettement opposés, chacun campant fièrement sur ses convictions inébranlables : d’abord, ceux pour qui le film est une belle escroquerie avant-gardiste et qui, bien souvent, quittaient la salle après une heure et demie de projection douloureuse. Ensuite, ceux qui, ne comprenant absolument rien à ce qu’ils voyaient, dans le doute et par peur de passer pour des idiots, criaient au chef-d’œuvre intersidéral.

Ce serait oublier la personnalité du plus génial des créateurs américains contemporains, peintre, sculpteur, réalisateur, scénariste, acteur, producteur et présentateur météo occasionnel. Car la « vérité » (avec de très grands guillemets) sur INLAND EMPIRE (que David Lynch, pour des raisons qui ne regardent que lui, souhaite voir inscrit en majuscules et pas autrement !) se situe quelque part entre les deux camps :
Irrésumable INLAND EMPIRE ! Tout juste pourra-t-on parler de l’influence maléfique qu’exerce un scénario, remake d’un film maudit inachevé, sur son actrice principale, Nikki Grace (Laura Dern). Pour Nikki, dédoublée en plusieurs autres personnages (idée déjà présente dans Lost Highway et Mulholland Drive), le réel dérobé devient le labyrinthe d’une schizophrénie, un monde en bascule que David Lynch plie à des règles inédites au cinéma : les siennes.passionnant brouillon expérimental totalement débarrassé des contraintes liées à l’industrie hollywoodienne du divertissement, notamment par l’utilisation économique et pratique de la DV, INLAND EMPIRE se révèle une pure expérience sensorielle, sans doute trop longue, parfois assez moche, parfois d’une beauté saisissante mais régulièrement traversée de fulgurances cinématographiques dignes des plus grands films du « James Stewart from Mars » (comme l’a surnommé son ami Mel Brooks, producteur d’Elephant Man.)

Entre fiction, rêves, film dans le film dans le film, réalité, et réalités parallèles, le spectateur n’a d’autre choix que de se fier à son intuition, de se laisser bercer par cette expérience charpentée comme une poupée russe. Plus il cherchera à rationaliser la chose, à « comprendre » ce qu’il est en train de regarder, plus il se perdra lui-même dans cette schizophrénie organisée par un Lynch fidèle à ses préoccupations artistiques, allant, cette fois-ci, au bout de sa démarche, plus encore que dans Mulholland Drive ou Lost Highway, prédécesseurs formidables mais moins jusqu’au-boutistes car encore ancrés dans une logique d’ « entertainment ». À part ça, il n’y a absolument rien à comprendre dans INLAND EMPIRE, le récit abandonnant toute transition logique au sein d’un entrelacs de correspondances et d’échos pendant 3 heures.

INLAND EMPIRE est donc une sacrée expérience, déroutante à la première vision, durant laquelle le spectateur lambda non prévenu aura, à coup sûr, l’impression désagréable d’être dans la peau d’un trisomique jouant à la corde à sauter, à qui on demande de diviser 7437 par 224. Si auparavant Lynch poussait déjà le bouchon très loin, ici le bouchon est définitivement tombé dans la bouteille. C’est certainement une deuxième vision qui révélera la beauté fascinante d’une œuvre moins humoristique, moins polie, moins léchée, plus âpre et plus sordide encore que tout ce que Lynch a fait auparavant. Ce sera aussi l’occasion d’apprécier la (les) performance(s) viscérale(s) d’une (de plusieurs ?) Laura Dern transfigurée(s). On ne dira jamais assez à quel point Laura Dern est l’une des plus grandes actrices de sa génération. Une actrice ici rarement montrée sous son plus beau jour, en parfaite adéquation avec la folie créatrice de son réalisateur fétiche (troisième collaboration après Blue Velvet et Wild At Heart.) Présente dans toutes les scènes, elle s’offre toute entière, physiquement et mentalement à cette œuvre tour à tour difficile, fascinante, frustrante, absurde, inquiétante mais surtout, totalement inédite. INLAND EMPIRE n’est donc ni le meilleur, ni le pire film de David Lynch, il est tout simplement à part, et réussit paradoxalement à se situer parfaitement dans la lignée et les thématiques des œuvres précédentes.

Pour seul bonus sur cette galette éditée par Cinéart, The Air Is On Fire, une interview de David Lynch réalisée en début d’année à la Fondation Cartier à Paris où se déroulait l’exposition des travaux de l’artiste. Très courte, l’interview donne néanmoins l’occasion à Lynch, comme à son habitude attifé comme l’as de pique, timide et mal à l’aise, de parler de ses peintures avec son biographe français Michel Chion qui a sans doute appris l’anglais en regardant Jean Lefèbvre dans Le Gendarme à New York. Fidèle à lui-même, David Lynch se refuse à lever le coin du voile et à se laisser aller dans une pléthore de bonus inutiles. Et c’est tant mieux, car révéler les secrets du film reviendrait à casser ce qui en fait toute sa saveur et le rend unique.

Tout juste pourra-t-on regretter l’absence sur le DVD du court métrage Rabbits, précurseur d’INLAND EMPIRE réalisé en 2002 pour le site www.davidlynch.com et mettant en scène les trois lapins humanoïdes présents dans le long métrage. Autre regret : Lynch ayant tourné plus de 15 heures (!) d’images pour ce film qui fut tourné de 2003 à 2006, on pouvait espérer retrouver quelques scènes coupées, notamment celles où figurait son acteur fétiche Kyle MacLachlan, absent du montage définitif. On pourra également s’indigner de l’absence du « Lynch-Kit » présent sur l’édition équivalente sortie en France chez Studio Canal. Réfutant l’utilité du chapitrage traditionnel, David Lynch y proposait à la place, une organisation du métrage en pôles narratifs par un système d’entrées thématiques ouvrant sur divers moments du film. Une initiative bien vue que Cinéart n’a malheureusement pas cru bon de nous proposer ici. On le regrette, mais que ça n’empêche surtout pas les spectateurs aguerris et les admirateurs de Lynch de se procurer cette « expérience » offerte par un artiste aujourd’hui totalement affranchi des contraintes que le cinéma américain impose habituellement.

INLAND EMPIRE
2006, de David Lynch
Avec Laura Dern, Jeremy Irons, Justin Theroux et Harry Dean Stanton. Ed. : Cinéart. Dist. : Twin Pics