La Frontière de l'aube, de Philippe Garrel
Le film le plus beau, le plus hanté de Philippe Garrel ? Totalement.
Dans Rue fontaine (on va y revenir), Jean-Pierre Léaud glisse, dans un café, à Philippe Garrel : « Méfiez-vous de la douceur des choses ».
La Frontière de l'aube est l'histoire éternelle d'Orphée et Eurydice revue par le cinéma de Dreyer et de Murnau. François, un jeune photographe (Louis Garrel) vit une passion avec Carole (Laura Smet), une actrice de cinéma connue alcoolique et autodestructrice. Internée, Carole subit des électrochocs. François prend ses distances avec elle. Carole se suicide. François rencontre alors Eve (Clémentine Poidatz), jeune fille fragile de bonne famille. Celle-ci lui propose le repos du guerrier : un mariage stabilisant, la paternité, le monde des adultes, une rationalité qu'il croit désirer. Va-t-il se caser dans le monde de la bourgeoisie ? Tout se complique avec le retour de Carole en fantôme (pas comme dans les films de genre, merci Garrel) s'adressant à François : « Nous nous aimons dans l'éternité – C'est toi que j'aime, lui, répond-t-il – Rejoins-moi, maintenant ».
La Frontière de l'aube est filmé (spectre compris) dans un noir et blanc épousant le style particulier des grands films muets des années vingt : fermeture à l'iris, ellipses, contrastes sur les corps dus à l'orthochromatique, gros plans et très gros plans à l'impact plus importants que les dialogues d'un récit.
Bien, bien, c'est du Garrel. Oui, oui, mais un Garrel qui se déploie comme une poupée russe. Revenons à l'icône de la Nouvelle Vague, Jean Seberg (Patricia Franchini dans À bout de souffle) a fait rêver les mecs et les filles des sixties. Les filles portaient sa coupe de cheveux, ses lunettes noires en disant « Cest kwaaoa un dégueulasse ? » Jean Seberg, quant à elle, va utiliser sa célébrité pour défendre la cause politique des Black Panther. Poursuivie par le FBI, elle sombre dans l'alcool et la drogue. Philippe Garrel n'a pas oublié Patricia. En 1974, il tourne avec elle Les Hautes solitudes.
En 1979, Seberg se suicide après avoir cherché, l'année précédente, à se jeter sous la rame d'un métro parisien. Philippe Garrel, cinq ans plus tard, réalise un film de 17 minutes, en couleurs, Rue Fontaine (inséré dans Paris vu par... vingt ans après). Seberg s'appelle Genie et est incarnée par Christine Boisson... Genie, tout comme Jean, a perdu sa petite fille. Garrel a l'habitude de redistribuer les éléments de sa vie, on peut donc y adjoindre celle de Nico, autre égérie du réalisateur. On y trouve aussi Jean-Pierre Léaud qui traverse une période sombre de sa vie en venant de perdre François Truffaut, son père adoptif.
Ceci étant, Rue Fontaine ressemble (vous pouvez le découvrir dans les bonus du DVD) à une genèse de La Frontière de l'aube. Gilles Deleuze nous en explique la structure : « La première attitude est celle d'un homme en train de raconter l'histoire d'une femme qui disait : « je veux un enfant » et qui disparaît; la seconde, celle d'un homme assis chez une femme et attendant ; la troisième, ils deviennent amants, attitudes et postures; la quatrième, ils se sont quittés, il veut la revoir, mais elle lui annonce qu'elle avait un enfant qui est mort; la cinquième, il apprend qu'elle a été trouvée morte elle-même, et il se tue ».
Philippe Garrel nous impressionne parce qu'il n'oublie rien, ni le passé, ni le présent, ni l'avenir. La rue Fontaine est l'endroit où vivait André Breton. Dans l'Amour fou, le surréaliste parlait de sa passion pour Peter Ibbetson (l'amour plus fort que la mort) le film d'Henry Hathaway. Vous avez dit poupée russe ? Oui, oui, nous maintenons.
Enfin, dans les bonus, signalons les analyses de Philippe Azoury, bien connu des Garreliens et des lecteurs de Libération.
La Frontière de l'aube, de Philippe Garrel, publication MK2, distribution Twin Pics.