Cinq ans avant Les Quatre cents coups de François Truffaut, Morris Engel filmait, toutes voiles dehors dans le New York des années cinquante, Joey, un gamin de 7 ans. Les amis du garçon décident un jour, de lui faire croire que son frère, Lennie, qu'il était censé garder pendant l'absence de sa mère tout un week-end, est mort. Joey fugue. Nous suivons l'errance du « kid de Brooklyn » dans le monde des forains de Coney Island.
Le Petit fugitif de Morris Engel, Ruth Orkin, Ray Aschley
Qu'est-ce que Little Fugitive, ce film de 1953 qui a lancé le cinéma indépendant en préfigurant Shadows (1959) de John Cassavetes ? Un film financé par souscriptions, comme Shadows (1), et réalisé par Morris Engel, un photographe de presse, Ruth Orkin, photographe et monteuse devenue, et Ray Ashley, scénariste. Morris Engel a réalisé beaucoup de reportages photographiques à Harlem et Brooklyn. Il a croisé les stars de la photo comme Berenice Abott, Aaron Siskind et Paul Strand à la New York Photo League.
Dans les années cinquante, la télévision explose en proposant, à tous les foyers américains, des images en mouvement. Engel décide, avec le cinéma, de suivre ce chemin tout en gardant son savoir-faire de photographe. Alain Bergala, dans le bonus qu'il consacre à « ce chaînon manquant du cinéma moderne », nous explique son souci de passer de l'appareil photo à une caméra légère, de travailler avec « une sorte de Leica de cinéma », un processus que vont poursuivre Godard (Jean-Pierre Beauviola va créer Aaton pour réaliser ce principe : une caméra 35mm de poche), Truffaut à ses débuts, et la Nouvelle Vague en général. Engel travaille avec un prototype de caméra 35mm, construit par Charles Woodruff et non avec du 16mm (l'idée étant de sortir le film dans le circuit des salles).
« Little fugitive, comme Rome ville ouverte, comme À Bout de souffle, fait partie de ces films précaires, hors normes de production, hors normes techniques, hors normes esthétiques, qui ont failli ne jamais exister pour le public, mais qui ont fait bouger radicalement le cinéma. Refusé à l'époque par tous les distributeurs ayant pignon sur rue aux Etats-Unis, le film était destiné à rester définitivement dans les boîtes ». (2)
Sauf que, sélectionné au Festival de Venise, il obtient un Lion d'Argent. André Bazin le remarque. Il en parle dans Les Cahiers du Cinéma n°27 et 31 et le film fait même la couverture. De même, dans L'Observateur d'aujourd'hui, n°190, décembre 1953 où il écrit : « l'originalité du Petit Fugitif est multiple, mais son audace la plus évidente réside d'abord dans la minceur dramatique de son scénario. Non que l'idée de départ n'aurait pu donner lieu à des développements mélodramatiques, mais justement parce que les auteurs ont délibérément refusé pour ne conserver qu'un très lâche canevas permettant de tisser une action d'une toute autre nature ».
Le numéro 31 des Cahiers du Cinéma sera explosif ! Truffaut y publie le célèbre Une certaine tendance du cinéma français, il est donc logique que Bazin écrive quatre pages sur ce météore du cinéma, affranchi de toutes les normes professionnelles qu'est Little fugitive. Six ans plus tard, la Nouvelle vague raffle tout. Truffaut obtient un triomphe à Cannes avec Les Quatre cents coups, suivi, un an plus tard par Godard avec À bout de souffle. Ce dernier n'hésite pas à envoyer une lettre à Morris Engel, nous dit Alain Bergala, en 1960, lui proposant d'acheter la petite caméra 35mm dont il a besoin.
Bonus ou boni
Introduction intelligente d'Alain Bergala sur le Chaînon manquant (on vous en a parlé) suivi de 29 minutes d'entretien avec Marry Engel, fille de Morris Engel et de Ruth Orkin. Témoignages actuels, illustrés d'archives.
Enfin, un superbe livret de 36 pages intitulé, à juste titre, Le Carnet du film en images.
(1) Signalons que Menschen am Sonntag a été tourné en 1930 et réalisé et produit en coopérative, (lire dans Publications le bouquin de Bellour sur ce sujet).
(2) in Les Cahiers du Cinéma 642, février 2009.
Le Petit fugitif de Morris Engel, Ruth Orkin, Ray Aschley, édité par Carlotta, diffusé par Twin Pics.