Moretti, encore et toujours
Les trois premiers films de Nanni Moretti, Je suis un autarcique, Ecce bombo, Sogni d'oro, les courts et les documentaires sortent en DVD. On va surtout s'intéresser à Sogni d'oro (Songes d'or) pour deux raisons. Pour démarrer, il s'agit du premier film dans lequel le réalisateur romain débarque dans les célèbres studios de Cinecittà de Fellini en utilisant une dolly (plan à la grue dont le mouvement remplace les images fixes d'une caméra posée sur un pied). La seconde, parce qu'il cerne, avec le brio d'un précurseur, le discours publicitaire populiste sur l'audimat (comme s'il n'existait pas DES publics), relayé par une série de sociologues. Le public (comme La femme) est un discours bien rodé qui a démarré dans le grain à moudre de leurs discours sur les médias et les industries culturelles.
Selon Serge Daney, Moretti est un « gauchiste attardé et tardif, devenu cinéaste de métier, mais n'ayant rien perdu de sa mauvaise humeur ». Et de conclure ainsi son papier pour Libé en nous signalant que Sogni d'Oro est un film où le jeu de Moretti «consiste à construire chaque scène sur le modèle d'une bande dessinée humoristique, dans l'esprit de Feiffer et Scultz, jeu comique difficile dans l'esprit d'un auteur-acteur, où souvent se retrouve ce drôle de mélange entre immobilité et frénésie ».(1)
En effet, dès son premier film, Je suis un autarcique, tourné en super 8 mm, Moretti interprète le personnage de Michele Apicella, burlesque et irrévérencieux (sans concessions, sans désir de compromis), son alter ego qui s'attaque à coup de gags percutants à son époque d'après la chute des utopies. Comédien de théâtre dans Je suis un autarcique, étudiant dans Ecce Bombo, il est cinéaste dans Sogni d'oro, film dans un film, il n'a pas pris une ride, tout en n'ayant pas grand-chose à voir avec Huit et demi (Fellini) ou Passion (Godard), mais traitant pourtant du même sujet. Les deux scènes finales ont vingt ans d'avance, sinon plus. Dans la première, Michele Apicella et un autre réalisateur participent, en direct, à une émission télévisuelle intitulée « culture, spectacle, participation » parmi un public qui est censé déterminer lequel est plus fort que l'autre en exprimant leurs points de vue.
Nous sommes à l'aube de la dictature télévisuelle, de la force et du ridicule d'un langage à partir duquel Berlusconi allait créer son empire télécratique.
Thierry Jousse écrit à ce propos que l'irruption d’un Berlusconi s'est marquée « par un jeu de manipulation d'images qui a permis à un parti fantôme de se métamorphoser d'un seul coup en force politique majeure ». Il ajoute (2) : « certains exemples de reality-shows montrent comment le désir du téléspectateur-citoyen permet de rentrer dans l'image, de combler la distance entre le fauteuil et l'écran, et la volonté du médiateur-simulateur de se substituer aux instances traditionnelles de décision sont absolument complémentaires, installent une proximité perpétuelle et mettent en crise les systèmes de représentation classiques, qu'ils soient cinématographiques ou démocratiques. De tout cela, Berlusconi est évidemment féru. Son art est de faire le vide, c'est-à-dire de vider l'image de toute signification ».
Dans la seconde, un ciné-club projette dans une salle : « La Mamma di Freudo », le film du cinéaste qui fait débat entre un critique (« les syndicalistes du cinéma », disait Godard) et des cinéphiles. Le critique ne cesse de souligner aux spectateurs de la salle, le coté masturbatoire d'un film qui n'intéresse guère le public populaire, surtout pas après une rude journée de travail. Surgissent un berger des Abruzzes, une ménagère de Trévise et un paysan de Lucanie. Le critique se trouve éjecté par un photographe qui surgit pour faire des images afin de pouvoir publier ces symboles du travail dans les grands quotidiens. Cette population à qui Tele cinque prétend s'adresser et qu'on ne voit jamais dans ses studios, existe et préfère le cinéma à la télé !
Télévision face au cinéma mon beau souci !
Pubblico di merda
Ce bonus du film nous fait découvrir, via les acteurs et actrices de l'époque, les dessous de l'émission télévisuelle de la fin du film, of course, à un moment où démarre l'obsession de l'audimat, du public cible : le prime time (on l'appelait à l'époque, la première partie de la soirée). La présentation de l'émission interprétée par Diaro Cantarelli ne cesse de répéter un discours bien rodé à l'époque des débats catholiques versus marxistes (Don Camillo et Peppone) : « Qu'en pense la ménagère de Voghera et la ménagère de Trévise ? »
Autrement dit, pendant les années 80, les ménagères des 100 provinces d'Italie qui se mettent à déserter les salles de cinéma pour regarder la télé, sont les Cendrillons d'une télé qui est devenue un jeu d'images publicitaire.
Super bonus
Le quatrième DVD est consacré aux courts et documentaires de Moretti tournés entre 1990 et 2007. Dans La Cosa (La Chose) il filme les militants du PCI, confrontés au discours d'une organisation qui désire quitter l'appellation Parti Communiste Italien. Septante ans d'histoire et un avenir après la chute du mur de Berlin ? Désarroi, humour, ironie en plans fixe pour être cadré sans spectacle. Un document d'un passé si loin si proche de Nanni Moretti.
Les trois autres jouent avec un comique cher au réalisateur :
Journal d'un spectateur, un tout petit film sur l'amour du cinéma en salles. Il nous file quelques films qui l'ont marqué dans des lieux qui sont devenus des garages ou des centres commerciaux. Apparences, et la beauté des pieds de l'actrice surtout le deuxième près du gros orteil (Michelle Pfeiffer ?)
Et surtout Cri d'angoisse de l'oiseau prédateur qui nous montre des scènes inédites d'Aprile, celle où Nanni, à côté de la Mamma, s'allume un joint, face à la télé, le jour de l'élection de Berlusconi.
(1) La Maison du cinéma et le monde, T.2, éditions P.O.L.
(2) Pendant les travaux, le cinéma reste ouvert, Thierry Jousse, éditions Cahiers du Cinéma
Je suis un autarcique, Ecce bombo, Sogni d'oro et courts + documentaires de Nanni Moretti