The Tree of Life de Terrence Malik
Explorons L'arbre de vie (The Tree of life) de Terrence Malick qui sort en DVD chez Belga Home Films vidéo : une occasion de parler d'un réalisateur hors norme. Malick : une soixantaine d'années, cinq longs métrages dont Tree of life qui vient d'obtenir la Palme d'Or à Cannes, et une discrétion qui le fait fuir le dogme d'Hollywood et la starification.
D'où vient Terrence Malick, ce cinéaste devenu légendaire pour les professionnels du cinéma (acteurs ou techniciens) et devenu, pour un public de plus en plus large, un cinéaste américain de l'envergure de Stanley Kubrick ? Pour Malick, cet enfant du Texas et de l'Oklahoma, cinq longs métrages seulement. Pourquoi ? Avant de se consacrer au cinéma, Malick enseigne la philo au MIT lorsqu'il décide de faire des études de cinéma à l'American Film Institute. Scénariste, il passe à la réalisation avec Badlands.
Remontons encore plus loin dans le fil du temps. Etudiant en philosophie à Harvard, le jeune Terrence Malick découvre Stanley Cavell, philosophe, grand admirateur d'Emmerson (écrivain du transcendantalisme américain) et directeur de son mémoire. Celui-ci pense le cinéma comme interlocuteur de la philosophie. Un angle possible pour une éducation que l'on peut s'offrir à soi-même dans les propres réflexions. Le cinéma, explique-t-il, nous offre une croyance au monde. Il ne nous rend sans doute pas meilleurs, mais nous permet d'être présents dans le monde meilleur dont rêvent les héros des films, et donc à travailler et à perfectionner le nôtre et à le transformer. Les films d'Hitchcock et de Capra font surgir de manière quasi-obscène le pouvoir qu'a le cinéma de matérialiser et satisfaire les désirs humains qui échappent à la satisfaction du monde tel qu'il est; tel qu'il sera peut-être, ou qu'il ne pourra jamais être en fait (1). Ou encore, le septième art permet de réfléchir sur les contours du monde, et nous offre une extension de la conscience de soi (2).
Le cinéma comme photographie de la réalité, la thèse d'André Bazin (3) auquel Cavell adhère. Il ajoute que la représentation du médium lors de l'enregistrement ne devient réalité que lorsqu'il est projeté. On va au cinéma, et en sortant on croit au monde. C'est la promesse contenue dans la projection cinématographique (4).
Dès La Balade sauvage, le premier film de Terrence Malick, nous explique Cavell, la voix de la jeune fille s'interroge sur sa vie : le fait qu'une simple majorette non éduquée, qui sait comment jouer du bâton, nous soit représentée comme absolument dépourvue de ressources philosophiques et comme intensément consciente de la dimension philosophique de sa vie, de la vie humaine; qu'on ne peut échapper à la réflexion sur soi, car c'est là être humain. (3)
Badlands nous montre aussi que si Kit, le jeune mec, représente un cliché de James Dean pour Holly, sa jeune compagne, le spectateur est invité à se partager entre un garçon dynamisé par ses pulsions, sorte d'hyperactif, et une jeune fille plus contemplative mais qui imagine que Kit va créer un monde romanesque, dans une romance on the road avec Jimmy, Jimmy Dean. Sauf que Kit ne regarde les contours du monde qu'avec les images (les clichés) du National Geographic ou, pire encore, en écrasant jusqu'au meurtre ce qui l'entoure.
Humain, trop humain Terrence Malick ? La lumière et l'obscurité, la nature et l'esprit travaillent son cinéma, en tout cas, dans la croyance du monde et de l'univers. Bref, dans les choses mobiles et immobiles de la vie (le vivant et son manque) et du questionnement qu'elle pose dès notre naissance. The Tree of Life nous offre, d'un plan à l'autre avec une steadycam, le mouvement de la vie dans le macrocosme du tout et le microcosme d'une famille. Dans l'Amérique des années 50, celle du président Eisenhower, Jack (Sean Penn) grandit avec une mère aimante et généreuse et un père autoritaire, obsédé par la réussite. On est loin, très loin du New age (le flou de la mystique asiatique et de ses rituels) ou d'un film aussi rapide qu'un clip (une sorte de borborygme d'images fluidifiées) - ce que certains informateurs du cinéma lui reprochent. Nous sommes dans une vie dont la durée est celle d'une mémoire, celle de Sean Penn, en l'occurrence, raison pour laquelle on le voit si peu bien qu'il soit présent du début à la fin puisque nous sommes dans une sphère mentale (la sienne) qui crépite de manière cosmique.
Dans Tree of Life le réalisateur n'explore pas, comme souvent dans ses films, le domaine du non-verbal via une voix-off qui est la chronique d'une sorte de journal ou de journaux intimes, mais la nature et l'esprit. Si le père représente la nature dans son implacable puissance, la mère représente la grâce. Chez Malick, la grâce est liée à la confiance en soi (la self reliance) dont nous parle Emmerson. La mère et Jack, son fils (Sean Penn plus tard) refusent la violence. La guitare (la musique et l'art en général) permet l'accomplissement de soi. Le père enseigne à son fils aîné, dans sa rage, de ne pas être le musicien qu'il voulait être, la volonté de puissance. Il mourra pendant la guerre du Vietnam. Télégramme aux parents pour annoncer sa disparition. Jessica, la mère défaite, marche seule dans la rue, et refuse d'écouter un mari qui veut la consoler. N'est-ce pas lui qui a enseigné à son fils aîné que la performance s’accomplit à coups de poings ? Jessica, elle, montrait à ses enfants que le monde est plus vaste qu'une bagarre entre mecs pour faire carrière dans un monde restreint. Elle montrait une nature qui va d'un papillon sur la main aux étoiles, lorsque notre regard dépasse la hauteur d'homme, se déplace vers le haut ou vers le bas, là où le vent fait se déplacer la poussière.
Est-ce vraiment par hasard si Terrence Malick a tourné La Ligne rouge (son troisième film) dans les îles Salomon proches de l'archipel des Trobriand ? Guadalcanal, bataille entre le Japon et les Etats-Unis, pendant la seconde guerre mondiale, y est situé. Dans les îles Trobriand, l'anthropologue Malinowski a étudié les systèmes du don et du contre don (la kula), une façon originale de régler le problème de l'accumulation des richesses et d'une profusion qui ne sert qu'à quelques-uns. (5) Est-ce vraiment un pur hasard si John Smith débarque dans Le Nouveau monde, (son quatrième film) parmi un peuple indien qui pratique eux aussi la structure du don ? Il est permis d'en douter lorsqu'on voit, dans The Tree of life, Sean Penn monter dans l'ascenseur d'un building proche de Wall Street devenu performant, tellement déconnecté du monde qu'il ignore sa propre femme lorsqu'elle le regarde. Soudain, en s'asseyant dans son bureau il dit, en pensant à sa mère : Comment t'ai-je perdu – je me suis égaré – je t'ai oublié. Flash-back sur son enfance.
Dans Le Nouveau Monde, le capitaine Smith découvre le langage des Indiens grâce à Pocahontas.
Cette terre inconnue de l'Amérique lui ouvre les beautés du monde qu'il méconnaissait dans sa seule volonté d'en piller les ressources de la nature. Deux mondes se font face que Pocahontas essaie de relier. Va-t-elle réussir son pari pascalien ? Peut-être si l'on sait que Benjamin Franklin s'est inspiré des règles de la démocratie des Iroquois pour écrire la constitution des Etats-Unis. Peut-être pas si l'on subit les délires de la finance globalisée. Le dernier chapitre d'Outremonde, le roman de Don de Lillo sur l'Amérique, s'appelle Das Kapital.
(1) Dans Le cinéma nous rend-t-il meilleurs ?, édition Bayard, La Projection du monde de Stanley Cavell, éditions Belin, parmi ses nombreux livres consacrés au cinéma. Aussi, Stanley Cavell, le cinéma et le scepticisme d'Elise Domenach, éditions PUF.
(2) Dans Philosophie de salles obscures (aussi facile à lire qu'un polar), Cavell nous offre ses cours aux étudiants de l'Université de Harvard. Chaque semaine, le mardi, un cours de philosophie antique et moderne, morale et esthétique; le jeudi est consacré aux chef-d'oeuvres de l'âge d'or du parlant hollywoodien, de 1934 à 1949 (Hawks, Sturges, Ophuls). De la salle de cours à la salle obscure, avec un public qui remplit ces salles façon Gilles Deleuze à Paris VIII, dans les années 80, lui aussi.
(3) Dans Ontologie de l'image photographique dans Qu'est-ce que le cinéma?, aux éditions du Cerf.
(4) Bel article de Stanley Cavell sur Malick publié dans Positif n° 591.
(5) Deux livres édités par les éditions de la transparence/cinéphilie : La Ligne rouge de Terrence Malick par Michel Chion et La Balade sauvage de Terrence Malick par Ariane Gaudeaux, préfacé par Marc Cerisuelo. Photos en couleurs à l'appui.
The Tree of life, Terrence Malick, édité et diffusé par Belga Film Home Vidéo.