Un Barrage contre le Pacifique de Rithy Panh
Le livre de Marguerite Duras qu'illustre le film aurait dû obtenir en 1950, lors de sa parution chez Gallimard, le prix Goncourt. Il ne l'obtint point, mais eu du succès. Au point que huit ans plus tard, René Clément l'adapte au cinéma : Un Barrage contre le Pacifique (Diga sul Pacifica) produit par Dino de Laurentis avec Silvana Mangano et Anthony Perkins.
Cinquante ans plus tard, Rithy Panh reprend Un Barrage contre le Pacifique, au Cambodge, près de Kampot, à l'endroit même où Marguerite Donnadieu, dite Duras, a passé son adolescence avec sa mère et son frère Joseph. La mère, Marie Legrand, épouse Donnadieu, fille de paysans du Nord-Pas de Calais en France, boursière dans l'enseignement, trouve un emploi dans les colonies. À Sadek et à Vinh-Long, en Cochinchine (Vietnam), près du Mékong. Duras nous dit : « qu'elle était très proche des Vietnamiens, des Annamites que les autres blancs. Je n'ai eu que des amies vietnamiennes jusqu'à l'âge de quatorze ans, quinze ans, oui ». (1)
Après vingt ans de fonctionnariat comme institutrice et après la mort de Monsieur Donnadieu, la mère décide d'acheter un lotissement au Cambodge. Une terre incultivable, envahie d'eau six mois de l'année, obtenue parce qu'elle ignorait qu'il fallait soudoyer les agents du cadastre pour obtenir une terre cultivable… des paysages que Rithy Panh connaît bien et nous montre à la perfection. Monsieur Jo, le riche homme d'affaires chinois (l'amant de l'Amant, le plus célèbre roman de Duras) qui s'occupe d'autres terres, sait, quant à lui, comment se débrouiller avec les fonctionnaires français. Mme Donnadieu investit, près de Kampot, vingt ans d'économie. Elle fait construire un bungalow, plante le riz dans sa terre salée envahie par les eaux, stérile et sans intérêt, comme l'ont bien compris les paysans de la région. « Elle a semé, elle a repiqué le riz, au bout de trois mois le Pacifique est monté et on a été ruiné. Elle a failli mourir, elle a déraillé à ce moment-là, elle a fait des crises épileptiformes. Elle a perdu la raison. On a cru qu'elle allait mourir ». (1) Tel Sisyphe, la mère continue à essayer de sauver ses rizières. Les dettes s'accumulent. Monsieur Jo (Randal Duc), poussé par la mère, s'intéresse à sa fille, Suzanne (Astrid Bergès-Frisbey), adolescente voluptueuse et aguichante qui adore nager dans l'eau et rêve d'amour et de sexe. Suzanne se prête au jeu de cette romance qui devient l'unique ressource de la famille. Un jeu troublant car Madame Donnadieu veut bien recevoir de l'argent pour des caresses ou la nudité affolante de sa fille, mais pas touche au triangle sexuel. Pour posséder Suzanne, il faut se marier avec elle. Une union qui scandaliserait la bourgeoisie coloniale.
La mère est bien plus intéressée par Joseph (Gaspard Ulliel) et l'idée de le perdre lui est insupportable. Elle aime trop son fils et pas assez sa fille qui, quant à elle, l'adore (un thème que Duras va développer dans d'autres romans, pièces de théâtre et films). Meurt-elle épuisée par ses barrages qui s'écroulent les uns après les autres ou lorsque son fils la quitte ? Toujours est-il que Rithy Panh nous montre qu'en décembre 2007, le barrage a été remplacé par des polders permettant aux villageois de cultiver du riz sans être inondés par le ressac de la mer du Pacifique.
Rithy Panh, le réalisateur cambodgien, n'a cessé de nous montrer la tragédie de son pays avec des films documentaires (La Terre des âmes errantes, S21, La Machine de mort Khmère rouge) mais aussi avec des longs métrages de fiction (Gens de la rizière et Un Soir après la guerre).
Un Barrage contre le Pacifique nous conduit dans une Indochine coloniale, en bordure de mer du Cambodge et parvient à éviter les clichés lisses du film de Régis Wargnier. Démarrant lentement, le film que Rithy Panh nous offre, pendant la première demi-heure, a un air faussement classique qui accélère dans la dernière heure dans l'approche psychologique de ce trio familial de choc, proche des Cambodgiens et des Annamites, sorte de marginaux confrontés aux administrateurs de la colonie et au système colonial (2). « Nous, on parlait le vietnamien, comme des petits Vietnamiens, on ne mettait jamais de souliers, on vivait à moitié nus, on se baignait dans la rivière. Ma mère, elle, n'a jamais pu l'apprendre, c'est très difficile. J'ai passé mon bac avec le Vietnamien. En somme, un jour, j'ai appris que j'étais Française.
(1) Les lieux de Marguerite Duras, entretiens avec Michelle Porte, éd. de Minuit, lire aussi, Un Barrage contre le Pacifique, Folio-Gallimard, La vie matérielle de Marguerite Duras, éd..P.O.L.
(2) « Marguerite Duras a souffert très fort au cours de son enfance et de son adolescence. Cette souffrance explique peut-être sa capacité de révolte. Elle n'a jamais cessé d'être une femme révoltée, indignée, une pasionaria de la liberté » in Marguerite Duras de Laura Adler, Folio-Gallimard.
Un Barrage contre le Pacifique de Rithy Panh, édité par Diaphana, distribué par Twin Pics.