Suite au décès de Dimitri Balachoff début décembre 2005, nous avons rencontré Henry Ingberg, Secrétaire Général et Directeur du Centre du Cinéma de la Communauté française Wallonie-Bruxelles.
Henry Ingberg rend hommage à Dimitri Balachoff
Cinergie : En quelles occasions avez-vous côtoyé Dimitri Balachoff ?
Henry Ingberg : Le souvenir le plus marquant que j’ai, est lié au Festival de Bruxelles. Dimitri Balachoff avait cette qualité extraordinaire et très rare : il donnait l’impression qu’on l’avait toujours connu, et en d’autres circonstances. Sa disparition, à ce point de vue, est stupéfiante, parce qu’il s’est établi pour moi dans une espèce d’immanence et d’éternité avec toujours le même enthousiasme. Je crois que le premier souvenir, ça doit être à l’occasion de la présentation d’un film avec cette personnalité, cette figure du cinéma qui déambulait dans la vie. Je l’ai d’abord entendu comme élève : c’est lui qui m’a initié à un certain nombre de mystères d’écriture cinématographique. Il communiquait admirablement bien sa passion. Et puis, nous avons franchi un cap lorsque j’ai pris la responsabilité du cinéma dans ce ministère. À partir de ce moment-là, les dialogues étaient devenus tout à fait amicaux et permanents, mais en même temps professionnels, toujours très vivants et controversés, car Dimitri Balachoff n’arrêtait pas de fourmiller d’idées. Si on ne s’en défendait pas, il pouvait vous donner l’impression que vous aviez systématiquement 20 ans de retard. Mais, comme je pédalais aussi de toutes mes forces, j’essayais de coller à son propos du moment. En tout cas, ça a été une rencontre où à chaque fois en entrechoquant les idées et les nouvelles propositions, on pouvait être sûrs qu’on n’était pas dans la répétition d’un dialogue du cinéma belge qui avait déjà eu lieu en d’autres temps, même si Dimitri avait des passions ou des obsessions par rapport à certains points de vue.
C. : Est-ce que Dimitri Balachoff, ce n’est pas aussi l’envers du parcours de ce cinéma belge dans la mesure où il était à la fois quelqu’un qui s’occupait d’un laboratoire comme Meuter, et de la visibilité des films... C’est lui qui fournissait à Jacques Ledoux la pellicule pour le festival de Knokke. Ne néglige-t-on pas par ce côté interface à sa contribution dans le développement continu du cinéma belge de ces 20 dernières années ?
H.I. : Je ne sais pas si on le néglige. Je pense qu’il se passe un phénomène naturel, et qui m’a frappé lors de mes rencontres à l’occasion de ses funérailles. C’est qu’il s’est passé un moment où il s’est davantage retiré car il était fatigué... donc il n’intervenait plus dans les grandes occasions. Lors des bilans du cinéma, il y a quelques années encore, à chacune des séances publiques que nous organisions avec toute la profession, nous étions certains d’avoir une intervention de Dimitri Balachoff.
Je crois qu’il y a eu une coupure par rapport aux nouvelles générations qui n’ont pas eu l’occasion d’avoir cet entretien direct avec lui. C’est très frappant. Et c’est, au fond, le revers de la qualité de dialogue qu’il avait grâce à la multiplication de ses rencontres avec tous les interlocuteurs de la profession, qu’ils soient politiques, réalisateurs, techniciens... Il était à la tête d’un laboratoire, donc une entreprise commerciale mais qu’il gérait à sa manière et qui, à l’occasion, le faisait devenir mécène. Il parlait à la fois en esthète, en technicien... Dans les textes qu’il a produit, il y avait des périodes : comme il y a des périodes bleues et jaunes chez les peintres, il y a eu une période où Dimitri réfléchissait avec beaucoup de méthode et de profondeur sur l’excitation des centres du cerveau. Il a notamment écrit une série de textes sur la lecture différente qu’on faisait de l’image cinématographique et du balayage télévisuel, comme les études de Marshal McLuhan sur les médias chaud et les médias froids. Il avait élaboré toute une théorie, il adorait approfondir la réflexion, je ne dirais pas jusqu’à l’absurde, mais la démonstration prenait parfois un caractère absolu tout en ayant une vertu essentielle, celle de susciter l’interrogation, la réplique, l’échange. Par rapport à tout le cinéma, je peux dire que Dimitri Balachoff était une personnalité à la fois cohérente, unique mais protéiforme.
C : Que pensez-vous de son action beaucoup plus concrète au niveau du contrôle des recettes ?
H.I. : Il a beaucoup œuvré dans ce qu’on appelle le milieu des associations professionnelles, en partant du secteur des industries techniques. Il représentait ces industries et faisait le pont entre réalisateurs, distributeurs et exploitants. Cela correspond au moment où le festival de Bruxelles a été lancé avec une très grande dépendance par rapport aux distributeurs qui donnaient leurs instructions pour la programmation en fonction des sorties en salles, ce qui était à l’époque beaucoup plus prégnant. Je sais que le dialogue que Dimitri entretenait avec les distributeurs maintenait une solidarité dans le secteur professionnel, toujours tenté par les divisions et les conflits. La volonté qu’il avait sur le plan esthétique de ne pas être seulement une vitrine commerciale illustre bien le principe de Malraux selon lequel “le cinéma est à la fois un art et une industrie”. Avec Dimitri Balachoff, on aurait pu ajouter “et une technique”... C’est vrai, il a toujours eu un rôle professionnel tout à fait marqué.
C. : Parlez nous de l’action européenne de Dimitri Balachoff, en particulier de l’académie du Cinéma et de la télévision qui lui tenait fort à cœur.
H.I. : Ça lui tenait à cœur en effet. C’était un de ses grands projets fédérateurs. Même s’il avait des idées très affirmées, c’était un homme de consensus et de fédération. Il avait cette capacité extraordinaire de mettre autour d’une même table des personnalités qui venaient d’horizons divers et qui pensaient éventuellement différemment de lui. À partir de l’expérience des oscars et pendant que se mettaient en place les Césars en France, il voulait créer une académie européenne du cinéma. Cette académie existe d’ailleurs toujours même si elle est mal connue du grand public, et a eu comme conséquence de mettre en place une académie belge professionnelle. Malgré tout, il y a une beaucoup de complications pour la mettre en œuvre. En Belgique, les prix Plateaux sont organisés par le Festival de Gand. Du côté de notre communauté, on a mis en place les prix Coq mais qui ne récompensent pas directement ceux qui sont dans la production du film. Son idée n’a donc pas vraiment abouti. Il a eu une liste de membres, mais je n’ai aucun doute sur le fait qu’elle va rester à creuser et qu’à un moment donné, on en reparlera à la communauté flamande, on finira par aboutir à une synthèse sur le long terme.
Dimitri a également participé aux activités de la commission de sélection des films au début des années nonante. C’est là qu’il prônait cette idée de 100 films pour avoir 4 ou 5 locomotives qui tirent les autres avec toujours le point d’interrogation du financement. Il revenait avec une constance, une obstination et un volontarisme permanent sur ce sujet-là. Une autre idée que nous avons travaillée ensemble, c’était l’idée de ne plus donner d´aides financières au coup par coup mais de prévoir que des producteurs se mettent ensemble, présentent un programme à la commission de sélection et disent «Voilà, pour les 3 à 4 années à venir, la politique de création que nous voulons mener.» Ce qui était tout à fait intéressant comme démarche, et qui aurait pu devenir complémentaire de la procédure habituelle où on sélectionne film après film à l’exception très importante des ateliers de production qui travaillent dans la durée. Cette idée-là a fait l’unanimité. Manquaient, pour la mettre en œuvre, les moyens financiers supplémentaires qui auraient permis d’ajouter cette démarche de soutien public à la démarche plus habituelle de soutien production par production. Ça, c’était une des grandes préoccupations et une des grandes batailles de Dimitri Balachoff. Il y avait chez lui un mélange assez curieux, assez extraordinaires : à la fois une attitude commerciale, au sens positif et dynamique du terme, c’est à dire être dans la réalité d’un marché, du contact avec les spectateurs, et en même temps il s’est intéressé au Festival du Film Expérimental, ce qui signifie qu’il n’avait pas une vision univoque du cinéma. Il avait donc cette approche commerciale et dynamique mais en même temps, il sollicitait constamment les pouvoirs publics pour que ceux-ci investissent davantage. Il ne se trouvait pas en contradiction avec l’intervention publique mais voulait au contraire que les deux leviers se renforcent, la mise en œuvre du système du tax-shelter avec l’incitation au financement privé. Nous voyons maintenant des résultats significatifs de l’ordre 13 millions d’euros. Donc, cette idée a l’air de prendre et pour la première fois, viennent des financements de secteurs qui n’étaient pas impliqués : des cabinets d’affaires, des sociétés d’assurance mais aussi le secteur horeca, des sociétés de nettoyage,... enfin c’est assez surprenant et je crois que c’est quelque chose qui a dû vraiment plaire à Dimitri Balachoff.