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Imposed Piece de Brecht Vanhoenacker

Publié le 05/11/2018 par Grégory Cavinato / Catégorie: Critique

Envoyez les violons !

En mai 2015, les 12 finalistes du Concours Reine Elisabeth, section violon, s’isolent dans la Chapelle Musicale de Waterloo afin de préparer l’épreuve finale, qui aura lieu dans la salle des concerts de Bozar sous la direction du chef d’orchestre Marin Alsop, avec le concours de l’Orchestre National de Belgique. Pas de téléphone, pas d’accès internet, mais une atmosphère de concentration, d’étude, de compétition… et de camaraderie. Chacun de ces jeunes prodiges (25 ans en moyenne) dispose de huit jours seulement pour apprendre, répéter et maîtriser un concerto classique, ainsi qu’une œuvre imposée par le comité. Cette année-là, elle s’intitulait « … aussi peu que les nuages », composée spécialement par le suisse Michael Jarrell.

Leurs noms sont Lim Ji Young, Lee Ji Yoon et Kim Bonsori (Corée du Sud), Oleksii Semenenko (Ukraine), William Hagen et Kenneth Renshaw (Etats-Unis), Tobias Feldmann et Thomas Reif (Allemagne), Stephen Waarts (Pays-Bas), Mohri Fumika (Japon), William Ching-Yi Wei et Wang Xiao (Chine). Brecht Vanhoenacker les a suivis pendant leur semaine de réclusion, a recueilli leurs impressions, enregistré leurs humeurs, filmé leurs joies et leurs doutes alors que le jour fatidique approche. Pendant cette semaine interminable, ils vont répéter avec des professeurs, mais surtout tenter d’appréhender toutes les complexités de cette œuvre imposée (« avec des notes dans tous les sens ! ») qu’ils découvrent avec un mélange d’excitation et d’appréhension. À la clé, un prix en espèces et le prestige de se voir attribuer le Premier Prix de ce Concours convoité et mondialement célèbre.

Sans insister inutilement sur les clichés du film de compétition, le réalisateur fait monter la tension au fur et à mesure que les candidats se dévoilent. Il montre la pression énorme qui pèse sur leurs jeunes épaules. À propos d’un concerto de Brahms qu’elle adore, une jeune violoniste confie à son professeur qu’elle a toujours été effrayée à l’idée de le massacrer. « Personne d’autre que vous et moi n’a besoin de le savoir ! » lui rétorque la dame bienveillante… Après des premiers jours marqués par l’incertitude (« Comment je suis sensé jouer ça ? »), certains tentent de se rassurer et, une fois la partition étudiée en long, en large et en profondeur, retrouvent progressivement leur assurance. D’autres se montrent fatalistes et prétendent, sans tromper personne, que « l’important est de participer ». L’Américain William Hagen entend qualifier son style de jeu « d’américain » sans arriver à mettre le doigt sur la signification exacte de cette affirmation. On en voit un qui reste zen (« le concours n’est qu’une occasion de m’exercer, je vois ça comme une simple série de concerts ») et un « Rain Man » qui, les yeux dans le vide, répète mentalement, sans son violon… pour ne pas gâcher ! Un autre encore se morfond dans cette prison dorée qu’est la Chapelle, endroit splendide et studieux mais un peu froid. Il regrette de ne pas pouvoir sortir pour se changer les idées et trouver l’inspiration. Répéter à s’en faire saigner les doigts, manger, dormir… et rebelote pendant 8 jours ! Voilà un régime peu propice à la fantaisie nécessaire à l’exercice. C’est dans ces moments-là que nous nous rendons compte que ces jeunes prodiges, dont le talent semble parfois relever du divin, ne sont en fin de compte, pas si différents du commun des mortels. Malgré la masse de travail abattue, une semaine sans réseaux sociaux ou contact extérieur leur est aussi pénible qu’au premier quidam venu.

Pour la frêle Lee Ji Yoon, en particulier (dont personne en Europe n’arrive à prononcer le nom correctement), ces confessions font presque office de thérapie, la jeune femme se livrant sans réserve, dévoilant ses craintes pour l’avenir, sa peur de la solitude inhérente au métier de soliste, ses limites physiques (elle a mal aux bras, souffre de stress et le trac transforme ses jambes en castagnettes dès qu’elle monte sur scène), mais aussi sa colère face à une scène musicale saturée, particulièrement en Corée. Elle fait au passage un inquiétant constat : si le Concours Elisabeth n’a rien perdu de son prestige international, le temps où tous ses lauréats trouvaient du boulot immédiatement après sa clôture, semble définitivement révolu.

Lorsqu’arrive la finale tant attendue, ceux qui y ont assisté à Bozar ou devant leur téléviseur, seront à nouveau choqués de revivre l’incident, ô combien malheureux, qui s’est produit lors de l’annonce des gagnants. (Et que nous ne spoilerons évidemment pas ici…) Disons juste qu’à l’aune de cette séquence, certaines confessions précédentes prennent tout leur sens et confèrent au film un climax d’une cruauté insondable. Une injustice à l’image du microcosme privilégié mais ardu dans lequel évoluent ces jeunes gens trop souvent réduits à leur image de parfaits robots télévisés, et dont le réalisateur réussit à saisir toute l’humanité en quelques conversations passionnantes.

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