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Luc Jabon - Picha envers et contre tout

Publié le 28/02/2025 par Kevin Giraud et Vinnie Ky-Maka / Catégorie: Entrevue

Picha, c’est l’image, mais c’est aussi un regard acéré sur le monde

L’histoire belge de l’animation est criblée de pépites et de trésors oubliés. Picha et ses œuvres font sans doute partie des plus importantes de ces créations, et c’est au travers d’un documentaire intéressant à plus d’un titre que Luc Jabon dresse ce portrait choral d’un artiste multiple. Un cinéaste dont les œuvres sont aujourd’hui restaurées et seront présentées le mois prochain, dans le cadre du Offscreen festival.

Rencontre avec le documentariste, lui aussi captivé par l'œuvre tant que par l’artiste.

Cinergie : Pourquoi un documentaire sur Picha aujourd’hui?

Luc Jabon : Au départ, ce projet vient d’une demande de la Cinémathèque de la Fédération Wallonie-Bruxelles qui depuis plusieurs années, a sorti un certain nombre de portraits de cinéastes vus par des cinéastes. À un moment donné s'est posée la question de faire un film autour de l'animation et de son passé. C’est dans ce contexte que la figure de Picha est ressortie. Ce n’était donc pas un choix délibéré à l’origine, mais en rencontrant cet homme j’ai été frappé par son parcours d’artiste, et ce qu’il a vécu. Et c’est là qu’est née mon envie de raconter quelque chose autour de ce destin artistique un peu hors du commun. Ce n’est qu’au fur et à mesure du film que j’ai ressenti pleinement toute l’actualité des questions que la satire, le pastiche, le pamphlet posaient hier et posent aujourd’hui.

 

C. : En 2006, Picha avait déjà fait l’objet d’un documentaire sous format de portrait, comment votre film répond-il à celui-ci?

L. J. : Mon oncle d’Amérique est belge, le film d’Eric Figon et de Françoise Walravens (nièce de l’artiste), est plutôt un portrait intime de Picha [lire notre avis ici]. C’est un film très beau, assez impressionniste, qui avait déjà fait ce travail de portraitisation de l’homme. Il n’y avait donc pas de raison que je reprenne la même chose, même si le film a déjà presque vingt ans et qu’il est lui-même devenu une archive aujourd’hui. Ce qui m’intéressait, c’était de créer une narration à partir des œuvres de Picha, et des mouvements de sa carrière.

 

C. : Connaissiez-vous déjà l'œuvre de Picha?

L. J. : Je la connaissais pour l’avoir découverte à l’époque, car même s’il est un petit peu plus vieux que moi, nous sommes pratiquement de la même génération. Cette œuvre, je l’ai donc vécue à l’époque où ses films sont entrés de manière tonitruante dans le cinéma d’animation, du reste assez normatif, et qu’il a complètement transgressée avec les moyens du bord. Après cette période, je reconnais avoir perdu Picha de vue, et ce n’est que dans ce processus documentaire que j’ai découvert tous les volets de son œuvre, et notamment son récent parcours pictural qui est fascinant.

 

C. : Vous parliez de l’influence qu’avait eue le cinéma de Picha sur vous…

L. J. : Comme je le disais, et comme le rappellent plusieurs interlocuteurs dans le film, il ne faut pas oublier que l’on vivait dans un monde très normatif. Et c’est cette génération de 1968 qui va un peu ruer dans les brancards. Dans une décennie très figée, les revues comme Hara-Kiri, où dessinait Picha avec bien d’autres grands noms, c’était pour nous quelque chose comme du pain béni, pour faire bouger les lignes d’une société d’après-guerre très très figée.

 

C. : Comment avez-vous choisi les intervenant·es de votre documentaire?

L. J. : Un peu par constellation, c'est-à-dire en trouvant l’un qui m’a ensuite amené à l’autre, et ainsi de suite. Mais ce qui me tenait particulièrement à cœur, c’était de faire le lien entre passé et présent. Je ne voulais pas du tout faire un portrait nostalgique, une hagiographie. Quelque chose qui m’a frappé dès le début du projet, c’est que Picha est complètement oublié aujourd’hui, la nouvelle génération de cinéastes d’animation ne le connaît pas, et cela m’a questionné. C’est pour cela que dans le film, on parle beaucoup de l’état de l’animation à l’époque, pour comprendre en quoi Picha est si disruptif par rapport à un état général de l’animation en Belgique à l’époque de Belvision, de Tintin, de Lucky Luke ou encore des Schtroumpfs.

Et en même temps, je tenais à avoir des interlocuteur·ices capables de parler de l’animation aujourd’hui, et pas seulement de l’animation, mais aussi de la question de l’irrévérence et de la transgression.

 

C. : Dans le film, le parallèle est également fait entre Picha et Ralph Bakshi, cinéaste américain à l’irrévérence similaire. Comment Picha s’intègre-t-il dans ce paysage international de cette animation pour adulte naissante?

L. J. : En fait, il s’y intègre parce qu’avant d’être cinéaste et réalisateur de films d’animation, c’est un dessinateur caricaturiste extrêmement connu. C’est une part de sa vie qui a été complètement oubliée aujourd’hui, mais c’était quand même un des plus grands dessinateurs satiriques de son époque. Il a travaillé pour Hara-Kiri, mais aussi pour d’autres journaux belges dont Spécial, Pourquoi Pas, et d’autres, et il a également travaillé à l’international pour National Lampoon, une sorte de Hara-Kiri américain, ou encore pour le New York Times. Quand Picha se lance dans le cinéma d’animation, il ne part pas de rien.

Et c’est aussi cela qui m’a intéressé chez lui, cette capacité à passer d’un parcours artistique à un autre, ce qui est assez rare chez nous. On est très vite étiquetés, on rentre dans un secteur et on y reste toute sa vie. Picha a toujours refusé cela, il est passé du dessin satirique au cinéma d’animation pour enchaîner sur la fiction télévisuelle, avant de déboucher une bonne décennie plus tard sur la peinture.

 

C. : Est-ce uniquement une volonté de sa part, ou bien simplement une évolution de la société qui l’a poussé à ces réorientations?

L. J. : Oui, bien sûr. Picha s’est aussi adapté aux différentes situations dans lesquelles il s’est trouvé. Il faut savoir qu’entre ses deux derniers films d’animation, il y a dix ans qui se sont passés, donc tout devient plus compliqué pour lui. D’autant que le cinéma d’animation tel qu’il le faisait à l’époque de La Honte de la jungle [sorti en 1975, NDLR] n’est plus du tout le même.

 

C. : Qu’est-ce qui, selon vous, relie ces parcours?

L. J. : L’image, pour commencer. Mais au-delà de l’image, il y a quelque chose de plus intérieur, une manière de porter un regard assez acéré sur le monde et sur ce qui nous entoure. Même lorsque, dans les années 1990, il fait des fictions télévisuelles à destination du jeune public [Zoo Olympics (1990-1991), Zoo Cup (1992-1993) ou encore Les Jules… Chienne de vie (1995), NDLR], il y a toujours un petit quelque chose qui sort du cinéma “pour enfants”, qui s’écarte de la norme. En tant que documentariste qui tente également d’aller au-delà de simplement raconter la vie de quelqu’un à l’écran, cela m’a particulièrement plu dans ce personnage.

 

C. : Nous l’avons un peu abordé plus haut, mais comment, aujourd’hui, peut-on montrer les films de Picha? Est-ce possible, intéressant, et dans quel contexte?

L. J. : C’est aussi une des questions que pose le documentaire. En ce qui me concerne, je rejoins le point de vue de plusieurs intervenant·es du film, il faut continuer de tout montrer – tant que c’est de qualité bien sûr – mais il est absolument nécessaire de contextualiser ces œuvres pour comprendre pourquoi, comment et dans quelles conditions elles ont été faites. Parce que la perception de la satire, la transgression, le dessin d’humour ont complètement changé. Frédéric Jannin et Pierre Kroll le racontent très bien.

Et c’est pour cela que je voulais aussi créer une rencontre dans ce film, entre les étudiantes d’aujourd’hui en cinéma d’animation et Picha. Et j’ai eu cette chance, et je remercie Picha de s’y être prêté, car c’est une rencontre forte, avec un regard très virulent porté sur la manière dont ces étudiantes voient son cinéma aujourd’hui. Et le fait qu’elles aient pu exprimer cette opinion, interroger ces films ainsi que le cinéaste, et que celui-ci ait pu répondre, je trouve que c’est hyper intéressant. Cela tisse ce lien entre passé et présent auquel je tiens beaucoup. Nous vivons dans ce que j’appelle parfois la “tyrannie” du présent, or le cinéma documentaire est notamment une forme qui permet d’aller en arrière, et de confronter cette vision. Tout en bénéficiant de la chance du réel, car cette rencontre n’était absolument pas scénarisée et la discussion qui s’y est déclenchée est très intéressante. Ces réalisatrices sont les cinéastes d’animation de demain, tout en parlant du cinéma d’animation aujourd’hui et en interrogeant celui d’hier.

 

Picha, envers et contre tout fera sa première belge au Festival Anima, lundi 3 mars.
En mars, dans le cadre du festival Offscreen, sept films de Picha et de son contemporain et co-auteur Boris Szulzinger – récemment restaurés par la CINEMATEK – seront présentés en salles.

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