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Pour vivre heureux de Salima Sarah Glamine et Dimitri Linder

Publié le 27/11/2018 par Sarah Pialeprat / Catégorie: Critique

Vivons cachés

Ah les fameux films sur de  grands sujets de société ! Qu’en dire ? Comment en parler… ? L’adoption, l’esclavage, les enfants de rue, la prostitution, la maltraitance… Le sujet est si prenant que l’on oublie que l’on est face à un film, à du cinéma, et qu’en faire la critique devient alors « délicat » voire impossible sous peine de passer pour un sans cœur. Après Noces de Stephan Streker qui avait fait grand bruit et avait partagé la critique voici Pour vivre heureux sur le même thème : celui du mariage forcé ou du mariage arrangé, le choix des mots en dit long déjà… Aux commandes, deux réalisateurs, un homme, Dimitri Linder, et une femme, Salima Sarah Glamine... de quoi peut-être trouver un joli équilibre et pour cela, nul besoin de passer par la case convenue "histoire vraie" pour paraître absolument réaliste. La pure fiction aurait-elle bien assez à dire sur le réel ?

Le film s’ouvre sur un mariage pakistanais traditionnel… celui de personnages secondaires qui n’auront qu’assez peu d’importance dans cette histoire mais donne le ton et la toile de fond. Mariage forcé ? Mariage d’amour ? Nul ne le sait, les mariés ont l’air heureux, le père les honore d’un discours empreint de poésie et d’une grande douceur. Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. Mais dehors, dans le jardin, Mashir et Amel se cachent pour flirter. Ils s’aiment depuis longtemps semble-t-il et les raisons de leur amour secret est simple : Mashir est Pakistanais. Amel elle, est Algérienne… Nous voilà face aux réalités communautaires, à l’honneur, aux poids des traditions. Un Pakistanais n’épouse par une femme qui n’est pas issue de sa communauté, point final. C’est une autre conception du monde qui est en jeu. Autre clan, autre plan : n’est-ce pas là l’histoire éternelle de l’amour impossible depuis les Montaigu et les Capulet, les Jets et les Sharks ? Lorsque la jeune et jolie cousine de Mashir, Noor, emménage à quelques rues de là, l’occasion est trop belle de souder des liens déjà très serrés par un nouveau mariage à l’intérieur même de la famille… et de mettre ainsi en péril, sans le savoir, l’amour profond et brûlant qui lie Amel à Mashir.

Pour vivre heureux va donc dérouler ce grand thème mythique et non pas, on l’a compris, le destin affreux d’une femme contrainte par ses parents. Et c’est bien là la grande réussite de ce film qui, peu à peu, va retourner les situations et finir par transformer les victimes en bourreaux involontaires, les bourreaux involontaires en victimes. Car loin d’un plaidoyer ou d’un film à thèses, il ne s’agit aucunement pour les réalisateurs de pointer du doigt les us et coutumes de la communauté pakistanaise ni de les banaliser mais bien plutôt de raconter l’histoire intime de ces personnages en souffrance, avec les nuances et les finesses qui s’imposent.

Les deux couples de parents pakistanais offrent d’ailleurs d’intéressants contrastes. D’un côté, les parents du jeune Mashir avec une figure paternelle raisonnable, à l’écoute et respectueuse face à une femme dure et culpabilisante. De l’autre côté, les parents de Noor, la cousine et promise de Mashir, avec un père abusif et intraitable et sa femme soumise et silencieuse. Au milieu de tout cela, le père veuf d’Amel, incarné superbement par Patrick Elbé peine à trouver de la cohérence entre sa vie d’homme qu’il voudrait mener librement et l’éducation de sa fille unique à qui il demande obéissance.

Près de ces parents à l’horizon restreint, coincés dans leurs certitudes et leur passé, les jeunes gens souffrent et se sentent à l’étroit. La tragédie couve et le film bascule dans le thriller où plus rien ne semble possible. Et comme chez Asghar Faradhi, chacun a ses raisons, tous font comme ils peuvent avec les limites qui sont les leurs. Et même les pires gestes, les plus affreuses décisions semblent toujours là pour sauver ce qui, croient-ils, reste à sauver... Mais reste-t-il encore quelque chose lorsque la violence contenue contamine chacun et que personne ne parvient à trouver les mots ? « Parle-moi ! » crie Amel à son père… L’impossibilité de communiquer est d’ailleurs rendue visible par les téléphones portables qui ne cessent de valser.

Noor, qu'interprète Atiya Rashid, est peut-être, dans son mutisme et sa loyauté, le personnage le plus bouleversant. À ses côtés, l'héroïne de cette histoire, Sofia Lesaffre (Amel) incarne magnifiquement une Juliette prête à tout pour défendre son amour et Zeerak Christopher porte avec une grande délicatesse les tergiversations de Mashir. Si le film est soutenu par des acteurs formidables et un scénario au cordeau, il souffre au milieu de son récit d'une baisse de régime, mais ce n'est que pour repartir plus fort vers un final inattendu qui fait basculer le récit et lui donne encore plus d'épaisseur sans s’engouffrer sur le boulevard de la fatalité.

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