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À contretemps de Christophe Delbecq

Publié le 16/11/2023 par Grégory Cavinato / Catégorie: Critique

Le maître du temps

Dirk Wauters est un artiste polyvalent : sculpteur, photographe, batteur, percussionniste, qui se considère comme le propre sujet de son œuvre et de ses recherches. Depuis 30 ans, chaque jour, il se photographie, se filme, dessine, écrit un texte et enregistre une improvisation musicale qui reflètent son humeur, puis rédige un livret pour accompagner la création du jour. Ensuite, il répertorie et classe méticuleusement ces traces de son cheminement artistique et personnel dans des dossiers, une immense archive de ce qu’il a vécu, pensé et accompli : 10 500 enregistrements à ce jour. Premier paradoxe : tant d’ordre et de rigueur pour quelqu’un qui, musicalement, improvise quotidiennement… Dans son appartement rempli à craquer, tout - photos, répétitions, réflexions – est inventorié et rangé avec une rigueur maniaque : piles de montages photographiques, de cahiers remplis de chiffres que lui seul peut déchiffrer, des milliers de CDs classés chronologiquement dans des montagnes de boîtes…

À contretemps de Christophe Delbecq

Tous les 15 du mois, Dirk se photographie « mort » dans une pièce de son appartement, parce qu’il aimerait mourir « dans chaque endroit qui constitue son monde ». Il se crée également un « cimetière imaginaire » : il creuse des tombes dans son jardin et construit des cercueils, car il voudrait, à l’instar des momies dans leurs sarcophages, être enterré avec les objets qui ont défini sa vie.

Toute sa vie est réglée comme sur du papier à musique et pourtant, Dirk se considère « en retard de plusieurs semaines ». Il n’a tout simplement pas la même notion de temps que le commun des mortels et seulement une fois de temps en temps, il a 4 ou 5 secondes où, en contemplant son œuvre, il se sent maître de son monde. Ce système quotidien qui intègre différentes disciplines lui permet de travailler en permanence et de prester de longues journées. Le fait de travailler avec une telle discipline est une manière pour lui de matérialiser le temps qui lui est imparti : si l’on mettait bout à bout sur un mur le labeur de chaque journée, cela constituerait « son temps ». Cette approche scientifique de « posséder » et enregistrer « son temps » l’aide à contrôler et enregistrer ses émotions, pour rechercher qui il est. L’expérience scientifique de Dirk est une tradition familiale : dans une caisse, il retrouve une citation de son grand-père, Ferdinand, qui, lui aussi, enregistrait toutes sortes de choses, notamment les numéros de série des timbres anglais dont il faisait collection : « J’enregistre, numérote, compte et collectionne chaque jour tous les fragments de ce que je fais et de ce que je suis pour rendre tangible l’incertitude relative à ma propre série de chiffres ».

Scientifique brillant ? Gentil illuminé ? Seul au monde ? Dirk est sans doute un peu tout ça à la fois, littéralement décalé par rapport à notre réalité. On ne peut s’empêcher, à la fin du film, de ressentir une certaine amertume vis-à-vis de son œuvre : qu’en restera-t-il une fois Dirk parti ? Y aura-t-il quelqu’un pour conserver et étudier ces montagnes de données inutiles ? Tout cela finira-t-il dans des conteneurs à la décharge ? Peut-on réellement profiter de la vie si tout ce qu’on fait consiste à l’étudier, la calculer, la mesurer, sans jamais vraiment prendre le temps de s’arrêter ?... Dirk ne semble pourtant pas malheureux : il a l’esprit clair, sait où il va, et ses journées, entre toutes ses activités, sont bien remplies. Il s’est créé un microcosme dont il est à la fois le roi et le prisonnier, le maître et l’esclave, mais aussi l’unique habitant, et dont il ne peut absolument pas se passer. Absurde ? Génial ? Oui… tout ça à la fois.

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